/ Regards graphiques / Les pierres à images, œuvres naturelles fascinantes
Roger Caillois, né le 3 mars 1913 à Reims et mort le 21 décembre 1978 au Kremlin-Bicêtre, est un écrivain, sociologue et critique littéraire français, traducteur de Borges.
Caillois s'est, entre autres choses, interrogé sur la sympathie qui paraît régner entre les formes complexes du monde minéral et les figures de l'imaginaire humain. En 1966 paraît Pierres, où il fait l'éloge, dans un style d'une grande densité poétique, des minéraux. L'Écriture des pierres et Le Fleuve Alphée explorent également cette relation.
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En traversant récemment la grande galerie de Minéralogie et de géologie du Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris, nous avons découvert la fascinante collection des 200 "pierres à images" de Roger Caillois, que nous vous conseillons vivement de visiter.
La science des pierres et des rêves
Normalien, écrivain, directeur de la division de Lettres à l'Unesco dès 1948, fondateur du Collège de sociologie et de l'institut français de Buenos-Aires... ce passionné de pierres (mais aussi d'insectes, de papillons ou de pieuvres) voulait néanmoins qu'on se souvienne de lui en tant que poète. Toute sa vie et dans ses nombreux livres il cherche à comprendre les mécanismes de l'imagination et de ce qui meut le vivant -qu'il appelle "fantastique naturel"- à travers une démarche scientifique et en créant des correspondances entre toutes sortes de sujets, comme "une science des sensations".
Ce fort intérêt pour le rôle de l'imaginaire le pousse à adhérer au mouvement surréaliste entre 1932 et 1935, et à se laisser porter par la fascinante contemplation des pierres images, ces pierres "plus âgées que la vie" dont les tranches créent des paysages, des portraits, des formes géométriques qui amènent à la rêverie et transportent hors du temps. Roger Caillois en fait un livre, La lecture des pierres, qui s'accompagne de ses précédents textes Pierres, L’Écriture des pierres et Agates paradoxales. Caillois pense que la contemplation de ces pierres ou autre matière vivante nous amène à saisir, grâce à l'imagination, la "syntaxe générale" du Cosmos commune à la science et la magie, liant la subjectivité imaginaire à l'objectivité empirique...
Liddicoatite de 490 millions d'années environ, de l'exposition "Pierres précieuses" du Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris - © MNHN - François Farges
Amethyste goethite de la collection Roger Caillois au Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris - © MNHN - François Farges
L'art naturel des pierres à images
Dans une interview de 1974, Caillois raconte que le fait de regarder la perfection réconfortante et limpide ou la géométrie de ce genre de pierres plongent l'être humain dans un état d'extase, l'invite à un voyage immobile, là où poète chinois Mi Fu parle de "randonnée mystique". Caillois parle de la beauté "hasardeuse, aveugle et mécanique" du monde minéral, qui crée bien malgré lui des formes presque vivantes que l'on s'amuse à deviner. Un art fascinant qui n'a pourtant rien d'un art, puisque ces motifs curieux sont créées par la nature et non par la main humaine. "On lit les dessins des pierres de la même façon que les enfants s'amusent à lire formes des nuages ou à lire les écorces des bouleaux ou des hêtres, ou que Leonardo da Vinci conseillait aux peintres d'interpréter les taches de moisissure et les lézardes des murs".
Jaspe écailles de la collection Roger Caillois au Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris - © MNHN - François Farges
Certaines pierres évoquent des paysages flous, comme "les pierres de rêve" de Chine. Pigmentées par des oxydes de fer, elles proviennent des carrières de marbre du Yunnan et sont collectionnées dès le XVIIIe siècle. Elles dessinent naturellement des paysages brumeux incitant à la rêverie. Les pierres de rêve sont parfois accompagnées d'un poème (comme ci-dessous), utilisées comme support de méditation par les taoïstes, ou encastrées encore aujourd'hui dans les demeures des chinois les plus fortunés.
Les paésines (de l'italien paesaggio, paysage), dites "marbres ruines" d'Italie, dessinent des paysages aux falaises, personnages, grottes ou ruisseaux à la précision saisissante. Elles sont connues depuis la Grèce Antique mais connaissent leurs heures de gloire durant la Renaissance : les collectionneurs raffolent de leurs paysages imaginaires et ces œuvres naturelles trouvent une place de choix dans les cabinets de curiosité. Des artistes collaborent parfois avec la nature et ajoutent des personnages à ces fantasmagories minérales, quand d'autres découpent des morceaux de choix qu'ils rajoutent à une œuvre plus grande telle une marqueterie de pierre, le "commesso fiorentino". Ci-dessous des paésines italiennes du XVIIe naturelles ou peintes avec des scènes mythologiques.
Les agates, support de l'imaginaire
Quant aux agates, elles sont connues par les Sumériens, les Égyptiens et de nombreux peuples ancestraux partout sur Terre pour leurs formes et couleurs uniques auxquelles ils attribuaient de multiples vertus médicinales ou mystiques. Celle qui a fait le plus grand bruit est l'agate de l'Empereur Pyrrhus, au IIIe siècle avant notre ère, qui continue de sidérer siècles après siècles. On y voyait, paraît-il, Apollon avec sa lyre entouré des 9 muses. Nul ne sait où est la pierre aujourd'hui... le talisman serait protégé par une secte d'Albanie ou enfermé dans un coffre chez François Pinault, comme l'explique un article de BeauxArts.
Les yeux des agates, Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris - © MNHN - François Farges
En coupant les agates en tranches, les plus précieuses étaient à la Renaissance celles dont le dessin était le plus figuratif et faisait appel à l'imagination ; on aimait surtout y débusquer des animaux, ou des figures humaines (la paréidolie). Ci-dessous, la septaria de Caillois dite "araignée" suivie de l'agate "petit fantôme".
"L'homme a besoin de lire quelque chose dans ce qui est illisible et de trouver quelque chose de compréhensible dans ce qui se présente comme inintelligible. C'est un grand avantage mais c'est aussi un grand risque." écrivait Caillois, soulevant là le risque de vouloir "homologuer n'importe quoi" et la nécessité de passer par un raisonnement scientifique.
Avec l'avènement de la photo et surtout du microscope au début du XXe siècle, on réalise que ces tranches de pierres rappellent les œuvres d'art abstrait, et réciproquement. Ci-dessous, les cercles d'une agate trinocle de la collection de Caillois (© MNHN - François Farges) suivie d'un tableau de Sonia Delaunay à gauche, et d'une tapisserie de Robert Delaunay à droite. Cela inverse la tendance esthétique et l'attrait pour les motifs abstraits.
Enfin, ces pierres immuables et d'un âge sidéral ramènent l'être humain à sa condition et aux origines du Cosmos, en contemplant ces abstractions cristallisés dessiner des paysages datant d'avant même l'existence de la vie en mouvement. Certaines, très rares, renferment même du liquide en leur cœur : du gaz liquéfié vieux de plus de 4 milliards d'années, avant même que l'eau n'existe ! D'autres encore, fossilisées, étaient animales ou végétales avant de devenir minérales.
Ces pierres sont, comme l'écrit Roger Caillois, "une stèle commune, porteuse des mêmes symboles, commémorative d’insondables et complémentaires fidélités." Comme si elles contenaient en leur sein tous les mystères du monde.
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