Edward Hopper en 5 chefs-d’oeuvre
À l'occasion de l'exposition « Edward Hopper. Un nouveau regard sur le paysage », prolongée jusqu'au 20 septembre à la Fondation Beyeler, (re)découvrez 5 chefs-d'oeuvre du maître de la peinture américaine.
« Ce n’était pas les gens que je voulais peindre. Ce que je voulais peindre c’était le rayon de soleil sur le côté de la maison », a dit un jour Edward Hopper (1882-1967). Et ce que ses trois séjours à Paris, à une époque où Picasso peignait Les Demoiselles d’Avignon, lui ont apporté, c’est la révélation de l’impressionnisme et du traitement de la lumière. Elle est la condition existentielle de son œuvre et c’est elle qui rend le paysage perceptible, dans ses variations mais aussi dans sa spatialité. Chez Hopper, le paysage, qu’il soit celui des villes, des côtes rocheuses de Cape Cod ou des routes de province américaines, nous paraît toujours le portrait d’une solitude irréductible dans la multitude. Est-ce bien cette dimension qu’il voulait mettre sur ses toiles, lui qui a souvent répété « ce que je cherche à peindre, c’est moi » ? La Fondation Beyeler, avec une exposition de nombre de ses chefs-d’œuvre, aquarelles et peintures, apporte un début de réponse à cette réflexion. Retour sur 5 tableaux phares de l’artiste.
1. House by the Railroad
À l’évidence, l’un des principaux sujets des peintures de Hopper est le paysage américain, qu’elles ont d’ailleurs fini par incarner dans l’imaginaire collectif : non l’Amérique des gratte-ciel qui en a fasciné tant d’autres, mais celle des architectures vernaculaires, des maisons victoriennes de la fin du XIXe siècle, désormais désuètes, témoignages aussi d’un héritage européen rejeté dans un passé révolu. L’image d’une maison isolée, près d’une voie ferrée, déjà apparue dans une gravure de 1920, House by the Railroad, revient ici dans un cadrage encore plus resserré, vue d’un point situé légèrement en contrebas (où faut-il être, debout ou bien assis pour la voir ainsi ?), se détachant sur un ciel étonnamment lumineux et vide, dépouillée de tout élément de décor à l’exception des rails qui forment comme un socle pour la maison et un cadre pour le tableau qui devient dès lors une scène. Cet élément de la composition est pour beaucoup dans l’étrangeté de ce qui s’impose bientôt, non comme la description d’un lieu réel, mais comme une vision – à Lloyd Goodrich qui lui en demandait la localisation géographique, Hopper a répondu « là-dedans » en désignant son front. La ligne puissante de la voie ferrée n’est pas exactement parallèle au bord et fonctionne comme le révélateur des discrètes distorsions de perspective qui touchent nombre des lignes formant pour l’essentiel la matière de l’œuvre. Les ombres marquées, les fenêtres résolument muettes, l’absence de porte visible ne font qu’ajouter au mystère et à l’angoisse qui émane de la demeure : Alfred Hitchcock ne s’y est pas trompé qui en a fait le modèle du manoir habité par l’inquiétant Norman Bates (interprété par Anthony Perkins) dans Psychose (1960).
2. Gas
À Lloyd Goodrich, l’un de ses premiers commentateurs, Hopper a expliqué avoir cherché une station-service conforme à l’idée qu’il avait en tête ; ne l’ayant pas trouvée, il a composé celle-ci à partir d’éléments de différentes provenances. Seules les pompes ont été représentées d’après nature, des études préparatoires en témoignent, de même que l’abondance de détails et le logo Mobilgas répété sur l’enseigne. Avec cette œuvre, Hopper explore la péninsule du Cape Cod, au sud-est du Massachusetts, où il passe quasiment tous les étés à compter de 1930 : la végétation, la route et la voiture qui est ici seulement suggérée témoignent d’autres aspects du paysage et du mode de vie à l’américaine. Mais contrairement à l’idée que l’on s’en fait, cette route est déserte, bordée d’épais rideaux d’arbres : loin de traverser en ligne droite une immensité ouverte, elle semble se perdre dans un virage et l’ombre dense des feuillages – elle ne mène nulle part. La lumière de fin d’après-midi, quoiqu’encore chaude, annonce la prochaine tombée de la nuit et la solitude dans laquelle elle plongera le voyageur, d’autant plus inquiétantes s’il est en territoire inconnu. D’ailleurs, comme souvent dans les tableaux de l’artiste, un regard trop rapide pourrait facilement manquer la seule présence humaine à habiter la scène l’employé de la station qui semble faire corps avec les pompes, elles-mêmes étrangement anthropomorphes. On pourrait presque y percevoir une touche de fantastique, ainsi que dans la lumière vive qui émane d’elles et de la station.
3. Nighthawks
Ces « Oiseaux de nuit » sont à n’en pas douter le tableau le plus célèbre de Hopper, celui auquel il est immanquablement associé, l’un de ceux aussi où le caractère cinématographique de son univers s’impose avec le plus d’évidence. Si le couple vu de face peut évoquer celui formé à l’écran par Humphrey Bogart et Lauren Bacall – le tableau a été peint l’année même où fut tourné Casablanca– ,Wim Wenders en a par la suite repris le décor pour une séquence de son film The End of Violence (1997), expliquant en ces termes son admiration pour le peintre américain : « On peut toujours dire où se trouve la caméra. » Le réalisateur a traduit le format horizontal allongé et la composition en coin avec ses puissantes obliques par de lents mouvements de travelling à l’image du déplacement, le long de la vitre du bar, auquel le regard se trouve invité. Il a reproduit le dispositif spatial particulièrement efficace que constitue cet aquarium qui donne ses occupants en spectacle et projette sur le trottoir et les façades avoisinantes sa lumière violemment artificielle, l’une des caractéristiques qui a pu permettre de rapprocher le tableau du Café de nuit de Vincent Van Gogh (1888,Yale University Art Gallery). Mais l’atmosphère en est tout autre, elle est dans la veine des romans policiers de Raymond Chandler : la violence y est aussi contenue que palpable, et ce bien que l’on puisse aussi choisir de se concentrer sur le couple, à la fois proche et distant – leurs mains se touchent-elles ? –, sur le mystère de leur relation d’où émane un érotisme d’autant plus dérangeant qu’il est laissé à l’imagination de celui qui les observe.
4. Portrait of Orleans
Exécuté en 1950, Portrait of Orleans est une scène de rue dépouillée, que l’enseigne d’une station service permet de situer dans le temps. Une fois encore, Hopper se saisit de la banalité quotidienne du monde moderne pour en faire émerger un moment singulier et étrange. Difficile, en effet, d’appréhender ce lieu que le spectateur du tableau découvre à la manière d’un étranger pénétrant dans une ville inconnue. Et le regard se perd dans ce décor à l’image de l’artiste, silencieux et insaisissable.
5. Second Story Sunlight
En réponse à un questionnaire reçu lors de l’acquisition de l’œuvre par le Whitney Museum, Edward Hopper en a ainsi décrit le sujet, esquivant, comme à son habitude, toute explication : « Cette peinture est une tentative de peindre le soleil en blanc, avec presque pas ou pas du tout de pigment jaune dans le blanc.Toute idée psychologique devra être fournie par le spectateur. » Le Record Book dans lequel il a minutieusement répertorié ses œuvres avec l’aide de son épouse fournit quelques indications techniques supplémentaires : le tableau, l’un des deux de l’année 1960, a été peint entre la fin août et la mi-septembre, dans l’atelier de Truro, avec des peintures Winsor & Newton et sur une toile Herga, avec un mélange de blanc de plomb, d’huile et de térébenthine ; il représente « la lumière du matin sur des façades peintes en blanc » et met en scène deux figures féminines, l’une aux cheveux blancs, « gothique » et âgée, l’autre surnommée « Toots » – poupée – qui, selon les propres termes de Hopper, « n’est pas un mauvais cheval », « simplement un agneau déguisé en loup », ou encore est « alerte mais pas tumultueuse ». Car si la luminosité frappe au premier abord dans cette peinture – le cadrage qui supprime le premier étage des maisons et accentue leur élévation vers le ciel clair y est pour beaucoup –, et si les personnages n’occupent que peu de place dans le paysage, l’on ne peut manquer d’être bientôt obsédé par elles : qui sont-elles ? quel lien les unit ? sont-elles seules, que regardent-elles et que nous dissimule le peintre, en bas, devant la maison ou dans le bois touffu si proche ? Des questions qui sont autant d’invitations à raconter une histoire, chacun la sienne.
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