« Portrait littéraire : Ilya Ehrenbourg »
De nos jours le nom de l’écrivain russe Ilya Ehrenbourg (1891-1967) qui vécut de nombreuses années en France, n’est pas très connu dans sa patrie d’adoption. D’ailleurs en Russie même, ses livres sont pratiquement introuvables dans des librairies, subissant une sorte de purgatoire. Néanmoins j’ai remarqué que depuis peu, son nom est plus fréquemment cité par des critiques et j’ose espérer que l’année prochaine, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, il va retrouver une certaine popularité auprès des lecteurs. Pourtant cette personnalité, très ambiguë au demeurant, gagne à être mieux connue, surtout pour des lecteurs intéressés par l’histoire moderne des Juifs.
Ilya Ehrenbourg est né en 1891 à Kiev dans une famille juive assez prospère, pour cette raison elle résidait dans une grande ville et non pas dans la zone de résidence[1]. Cette famille est un bon exemple d’assimilation et d’acculturation des Juifs russes, appartenant à la classe moyenne. Ainsi ses grands-parents étaient croyants, respectueux des traditions. Son père rompit avec son milieu d’origine, devint ingénieur, ne fréquentait plus la synagogue, mais se reconnaissait en tant que Juif et blâmait sévèrement ses coreligionnaires qui se convertissaient à la foi orthodoxe pour améliorer leur situation dans la société. Sa mère, qui avait fait de bonnes études, était plus attentive aux traditions juives, passant souvent le shabbat chez ses parents. On peut supposer que grâce à elle, le futur écrivain garda un certain attachement pour la langue yiddish et pour les habitudes familiales. Lorsqu’il eut cinq ans, la famille déménagea pour Moscou où le père du futur écrivain occupa le poste de directeur d’une brasserie prospère. Grâce à ses bons résultats scolaires le jeune Ilya put intégrer, malgré le numerus clausus, un lycée prestigieux de la ville, mais déjà adolescent eut à supporter des remarques antisémites de ses condisciples. Il en parlera dans plusieurs de ses œuvres, surtout dans son autobiographie, écrite dans les années 60. Après la révolution de 1905, qualifiée par Léon Trotski de « répétition générale », une partie de la jeunesse russe, dont de nombreux Juifs, devint très frondeuse. En 1907 à 16 ans Ilya Ehrenbourg avec son condisciple Nicolas Boukharine, âgé alors de 15 ans (le futur chef bolchévique, celui que Lénine évoqua dans son « Testament » en 1922 par ces mots : « Boukharine n’est pas seulement un théoricien des plus marquants et de très haute valeur ; il jouit à bon droit de l’affection du parti tout entier » et qui malheureusement deviendra en 1937 la victime principale d’un procès truqué et inique !) se rapprochèrent des bolchéviques, ce qui leur vaudra une arrestation et huit mois de prison. Ilya Ehrenbourg fut libéré en 1908 sous caution et remis sous l’autorité parentale, car il n’était même pas majeur.
L’École de Paris
Son père préféra alors lui faire quitter la Russie et en décembre 1908 Ehrenbourg arriva à Paris où il va rester plusieurs années, essentielles pour sa formation. Sa flamme révolutionnaire va faire long feu et tout en fréquentant les révolutionnaires russes, bien nombreux à Paris, dont un certain Vladimir Lénine, il s’éloigna assez vite de l’activité politique. Très rapidement il plonge littéralement dans la vie artistique de la capitale française où se côtoient de jeunes artistes de tous les pays d’Europe, y compris beaucoup de citoyens de l’Empire russe. Vous avez sûrement remarqué que dans la fameuse École de Paris, les Français ne sont pratiquement pas représentés ! Il fait alors la connaissance de Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Amedeo Modigliani, Blaise Cendrars, Antonio Machado, Pablo Picasso, Marc Chagall, Chaïm Soutine, Natalia Gontcharova, Michel Larionov et bien d’autres. Avec Pablo Picasso il gardera les liens d’amitié tout au long de sa vie. Sur le monument érigé sur la tombe d’Ehrenbourg se trouve, estampillé, son portrait par Picasso.
Bien qu’entouré surtout par des peintres, il est attiré par des mots. Il débute en tant que poète et il laisse déjà apparaître son désenchantement, son scepticisme pour ne pas dire, son pessimisme dans sa vision du monde. Après les premières critiques très dures, peu à peu l’accueil devient de plus en plus favorable au jeune poète et il est publié dans des journaux littéraires de Moscou et de St Pétersbourg. Parallèlement il s’attaque aux traductions, en commençant par François Villon, peut-être à cause de sa renommée de « poète maudit ».
Catherine, Ludmilla, Irina…
Dans ses mémoires Ehrenbourg était très discret quant à sa vie privée. Il mentionne néanmoins sa liaison avec une jeune Russe, Catherine Schmitt, en reconnaissant par ailleurs qu’il n’avait pas la maturité nécessaire pour être un bon mari. En 1911 Catherine donna naissance à une petite fille, Irina, qui portait le nom de son père. Peu de temps après Catherine épousa un autre homme, mais tout au long de sa vie Ehrenbourg garda avec elle des liens d’amitié. Lui-même s’était marié en 1919 avec Ludmila Kozintseva qui était peintre. Le couple n’avait pas d’enfants et pour finir Irina vivait le plus souvent dans le foyer de son père dont elle était très proche.
La première guerre mondiale avec ses nombreuses victimes, les destructions, le chaos général ne fait que renforcer le pessimisme d’Ehrenbourg. Il a alors l’impression d’assister à la fin du vieux monde, pressent des cataclysmes qui attendent l’Europe. Il qualifie alors l’année 1916 de la « veille violente », en présageant les événements tragiques à venir. Dans les années 1915-17 il commence aussi l’activité de journaliste, en publiant ses premiers reportages de guerre, le genre dans lequel il passera maître au cours de la seconde guerre mondiale.
À l’annonce de la révolution de Février 1917, Ehrenbourg décide de rentrer en Russie. En juillet 1917, au bout de presque dix ans d’absence, il revient dans le pays où le gouvernement provisoire ne contrôle plus rien et où les bolchéviques sont en train de préparer le coup d’État.
Puis vint la Révolution
Malgré son amitié ancienne avec Nicolas Boukharine et même de bonnes relations avec Lénine, Ehrenbourg dans le premier temps était contre la révolution d’Octobre et le laissa entendre dans ses articles de l’hiver 1917-18. Il qualifie alors cet événement de « catastrophe » et souhaitait quitter le plus rapidement la Russie. Mais la guerre civile éclate et Ehrenbourg va « bourlinguer» à travers le pays. On le trouve à des moments divers à Kiev, en Crimée, en Géorgie… Séjournant dans sa ville natale, il devint témoin des changements incessants de régimes, (des Blancs, des Rouges, des nationalistes ukrainiens…) des pogromes, des luttes fratricides. Il fut arrêté par la Tcheka, accusé d’être un espion de Blancs, relâché grâce à l’appui des anciens amis, arrivés au pouvoir depuis 1917. Durant ces années il réussit à sortir quelques recueils de poésie, certains étaient écrits à la main, donc seulement en quelques exemplaires. Il quitta la Russie bolchévique avec sa femme, seulement en avril 1921 grâce à l’aide de Boukharine, mais avec un passeport soviétique ce qui sous-entend son acceptation du nouveau régime. Arrivé au printemps 1921 à Paris, il sera expulsé assez rapidement vers la Belgique, mais préfèrera se fixer à Berlin où l’émigration russe était alors très nombreuse et bien organisée. Il va y rester par intermittence plusieurs années, en effectuant de temps en temps des séjours en Union Soviétique.
« Julio Jurenito… »
De cette période il faut surtout signaler son roman publié en 1922 Les aventures extraordinaires de Julio Jurenito et de ses élèves. Dans cette œuvre multiforme Ehrenbourg peint le monde occidental au bord de l’abîme et du chaos. De plus dans ce roman les thèmes juifs occupent une place importante, exprimés par un personnage qui porte d’ailleurs le nom d’auteur : Ilya Ehrenbourg. On ne peut qu’être surpris par cette ouvre où dans le chapitre onze Ehrenbourg prévoit un futur plein de menaces pour ses coreligionnaires.
Le tailleur Lazik, ou le nouveau Juif errant
Un autre roman, écrit en 1927 et traduit en français sous le titre Lazik, le tumultueux reprend aussi la thématique juive. Ehrenbourg présente une critique virulente de la réalité soviétique, symbolisée par toute une série de bureaucrates. Ce livre est une petite merveille de drôlerie mélancolique et bravache qui se lit d’un trait. Son héros, un tailleur Lazik Roitschwanetz, sera obligé, par un enchaînement d’événements cocasses, de quitter sa ville natale Gomel en Ukraine. Reprenant à son compte l’histoire du Juif Errant, Ehrenbourg déplace son personnage d’Est en Ouest (Moscou… Varsovie… Berlin… Londres… Paris… . Chacune de ses aventures finit toujours au fond d’un cachot, (le pauvre Lazik va connaître dix-neuf geôles !). Il finit par arriver à Jérusalem pour y mourir.
Lazik interdit en URSS jusqu’en 1989, œuvre culte en Pologne
Exemple parfait du héros décalé, le pauvre Lazik ne maîtrise rien dans son destin et ne parvient jamais à vivre suivant ses désirs. Au fond, l’histoire de sa vie pourrait se résumer ainsi : celle d’un petit tailleur juif qui n’aura jamais et nulle part été à sa place, pas même en Terre Promise. Ce roman fut interdit en URSS jusqu’à 1989, mais curieusement il fut devenu une œuvre culte dans la Pologne voisine !
Comme Ehrenbourg avait vécu à Berlin dans les années 20, il devint témoin par excellence de la montée du nazisme en Allemagne. Ce fait accélère son acceptation du régime soviétique. Ce sentiment est exprimé dans le recueil Les histoires incroyables où il analyse des changements intervenus en Russie depuis 1917. L’un de ces récits plut à Staline qui le lui fit savoir. Était-ce là le début de leurs rapports dangereux et mystérieux ? Tout logiquement dans ses articles, ses romans, ses récits, voire ses poésies de l’époque, il pressent les nouveaux conflits sanglants dans le proche avenir. Et tout aussi logiquement il voyait en Union Soviétique, l’unique barrage contre la barbarie en marche. Il n’était pas le seul à partager cette croyance. Son revirement idéologique s’explique par ce qu’il voyait en Allemagne, et il restera fidèle à ces convictions malgré la grande purge de 1937 et les procès de Moscou où il voit disparaître plusieurs de ses amis.
Correspondant à Paris des Izvestia
Même si en 1924 Ehrenbourg obtint les autorisations nécessaires pour venir en France, il continuait à séjourner souvent à Berlin. En 1932 il quitta (enfin !) la capitale allemande et s’installa définitivement à Paris pour devenir le correspondant du journal soviétique Izvestia dont le rédacteur en chef Nicolas Boukharine, son camarade du lycée, jouit alors de ses dernières années au pouvoir. Il devait avoir l’impression de rentrer à la maison, car il a fait même venir à Paris sa fille Irina qui depuis la séparation de ses parents, vivait avec sa mère en Russie. Irina était tout d’abord scolarisé à l’École alsacienne, ensuite étudia à la Sorbonne. L’amour du français resserra encore leurs liens.
Dès lors et pour de longues années, Ehrenbourg va devenir surtout journaliste, voire propagandiste. Son action immédiate sera consacrée à la lutte contre le régime nazi. Persuadé de la menace pour tous les pays européens, Ehrenbourg s’adresse même en septembre 1934 à Staline avec la proposition de faire participer dans la plus large mesure des écrivains et des artistes européens à la lutte contre le national-socialisme. Était-il conscient du fait que cela aboutirait à générer un appui pratiquement inconditionnel pour le pouvoir soviétique ? Staline acquiesce et Ehrenbourg se met alors avec une énergie redoublée à organiser des rencontres internationales, des venues des Occidentaux à Moscou pour appuyer le régime, qui devient pourtant de plus en plus totalitaire. Avec une grande satisfaction il peut observer en 1934 au premier Congrès de l’Union des Écrivains Soviétiques les interventions d’André Malraux (flanqué de son épouse), de Klaus Mann, de Louis Aragon (accompagné déjà par Elsa), de Nizan et bien d’autres, venus grâce à sa persuasion. En 1935 et 1937 il sera à l’origine des congrès antifascistes des écrivains à Paris et à Madrid, en laissant courtoisement à André Malraux le premier rôle.
Guerre d’Espagne
Dans la période 1936-1939 Ehrenbourg a « couvert » la guerre civile d’Espagne pour le journal Izvestia. En Espagne on pouvait trouver alors plusieurs écrivains connus ; les plus nombreux appuyaient les républicains : à côté du grand poète espagnol Federico Garcia Lorca il y avait André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, Ernest Hemingway, Arthur Koestler, John Dos Passos, Georges Orwell, Pablo Neruda et biens d’autres. Presque tous écrivirent des œuvres importantes pour évoquer les événements d’Espagne. Certains comme Malraux et Saint-Exupéry participaient aux combats.
Ehrenbourg séjourna en Espagne plus longtemps que les autres, il eut l’occasion d’y aller au début des années 30, encore avant la victoire du Font Populaire et quitta le pays en 1939 au moment de la défaite définitive des républicains. De cette période il laissa surtout les recueils d’articles, publiés à l’époque non seulement à Moscou, mais aussi à Paris et New-York. Comme il était correspondant permanent d’Izvestia, il consacra aussi beaucoup d’articles à la France où le Front Populaire venait de gagner les élections, en faisant naître beaucoup d’espoirs.
« Une partie d’échecs »
Cette activité débordante avait lieu sur le fond de la grande purge de 1937-38 qui fit une saignée dans les milieux artistiques et politiques de l’URSS. Il perd alors beaucoup d’amis et de relations. Son ami d’enfance Nicolas Boukharine est parmi les victimes … Or au même moment Staline fit arrêter plusieurs participants soviétiques de la guerre d’Espagne, dont le correspondant de la Pravda Mikhaïl Koltsov. Ils furent presque tous exécutés dans les mois suivants. D’ailleurs en 1937 Ehrenbourg est convoqué à Moscou et son passeport lui est confisqué. Pendant des mois il attendait son arrestation, mais on le laissa repartir pour Espagne. On peut s’interroger sur cette magnanimité de Staline, nous aurons plusieurs occasions à reposer cette question. Des années plus tard, interrogé à ce sujet, Ehrenbourg dira :
« J’ai survécu non parce que j’étais plus fort ou plus prévoyant, mais parce que parfois le destin d’un homme ressemble plus à une loterie qu’à une partie d’échecs».
Au printemps 1939 brusquement ses correspondances cessèrent de paraître dans son journal, c’était probablement lié aux pourparlers avec l’Allemagne en prévision du pacte qui sera signé fin août et le premier signe était l’éviction des journalistes d’origine juive. Tout logiquement cette fois-ci, Ehrenbourg aurait dû être arrêté, mais non, il regagna son poste à Paris pour rendre compte de la « drôle de guerre » En juin 1940 il assista à Paris à l’entrée des Allemands, il fait partie des rares témoins de ce moment ! L’ambassade soviétique qui maintient encore des relations courtoises avec l’occupant, préfère alors lui faire quitter la France.
*** Lire les articles d’Ada Schlaen ***
La chute de Paris
De retour à Moscou, Ehrenbourg commence à rédiger le roman La chute de Paris dans lequel il analyse les causes de la défaite française. Après la publication dans la revue Znamia de la première partie du roman, il a droit à un coup de fil de Staline qui lui prodigua des encouragements. Pour ce roman il va recevoir en 1942 le prix Staline, le plus prestigieux à l’époque en Union Soviétique. Mais aujourd’hui ce prix, comme la mansuétude de Staline à son égard, provoquent souvent des jugements très négatifs.
« Tue ! »
Le 21 juin 1941 les troupes allemandes rompent le traité de non-agression et attaquent l’Union Soviétique. Ilya Ehrenbourg devient encore une fois le correspondant de guerre. Il atteint alors une popularité inégalée parmi les lecteurs soviétiques, surtout des soldats. Grâce à sa notoriété internationale il va jouer aussi un rôle important dans la presse internationale, surtout américaine qui publie volontiers ses articles. Aujourd’hui on lui reproche volontiers la tonalité anti-allemande de ses articles. On peut trouver sous sa plume les mots suivants dans l’article Tue !, publié le 24 juillet 1942, quand les troupes allemandes avaient profondément pénétré en territoire russe :
« Ne disons rien. Ne nous indignons pas. Tuons ! Si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Allemand, c’est lui qui te tuera… Si tu ne peux pas tuer un Allemand avec une balle, tue-le à la baïonnette… Ne compte pas les jours, ne compte pas les kilomètres. Compte une seule chose : les Allemands que tu auras tués. Tue l’Allemand ! C’est ce que te demande ta vieille mère. L’enfant t’implore : tue l’Allemand ! (…) C’est ce que réclame ta terre natale».
Babi Yar
Évidemment il est facile de le critiquer aujourd’hui. Mais essayons de nous rappeler la situation du moment. Ehrenbourg est juif, il est membre du Comité Antifasciste Juif, il est correspondant de presse parmi les plus actifs, il jouit d’une popularité immense et méritée. Comme il parlait allemand, il lui arrivait de procéder aux interrogatoires des hauts gradés de la Wehrmacht. Par conséquent il connaissait bien avant les autres Soviétiques les buts de « La solution finale ». Ses articles qui peuvent nous sembler si violents, reflètent sa réaction devant les horreurs qu’il voyait tous les jours. Essayons d’imaginer Ehrenbourg à Babi Yar, à Kiev, dans sa ville natale. C’était le lieu du plus grand massacre de la Shoah en URSS : en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941, 33 771 Juifs furent assassinés là. Dans son livre de souvenirs, il revient sur l’évocation de Babi Yar :
« J’ai vu les sables de Babi Yar. Je n’avais pas de proches parmi les victimes, mais il me semble que je n’ai éprouvé nulle part une telle angoisse, un tel sentiment d’abandon que sur les sables de Babi Yar. On voyait parfois de la cendre noire, des ossements brûlés. J’avais l’impression que c’était ma famille, mes amis, mes camarades, et que quarante ans auparavant, je les avais vus jouer aux jeux d’enfants dans les rues mal pavées des quartiers juifs de Podol et de Dmitrievka. »
En allant dans les petites villes d’Ukraine et en constatant que les communautés juives y étaient anéanties, Ehrenbourg devait chercher des rares survivants comme pour se persuader que la vie devait continuer. Un jour on lui signala une petite fille juive Feïga Fichman, originaire d’une petite ville polonaise Dombrovitsa, annexée par des Soviétiques en 1939. En 1941 quand les Allemands sont arrivés, Feïga et toute sa famille se retrouvèrent dans le ghetto. Très vite la population juive (près de 4000 personnes) fut massacrée par les Einsatzgruppen nazis. Feïga fut sauvée miraculeusement par une femme ukrainienne, mère de cinq enfants. Quand la ville fut libérée en 1944 par l’armée rouge, la petite fille fut recueillie par des médecins de l’hôpital militaire. L’un des médecins, Seltsovski, avait écrit une lettre au Comité Antifasciste Juif ; cette lettre parvint à Ehrenbourg qui fit venir la fillette à Moscou et décida qu’elle allait vivre dans sa famille. Un peu plus tard sa fille Irina l’adopta officiellement.
Correspondants ou témoins
Au sein de la commission littéraire auprès du Comité Antifasciste Juif, il voulait préparer deux recueils de témoignages : Le Livre Rouge et Le Livre Noir. Le premier devait présenter les actes de courage des soldats juifs ; il fut interdit d’emblée par les autorités soviétiques et ne vit jamais le jour. Par contre le second, intitulé en yiddish Dos Shvartzer Bukh (le titre complet Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945.) eut un destin très particulier. À partir de 1943 Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman constituèrent une équipe de 38 d’écrivains (dont Avrom Sutzkever) et de journalistes qui collectaient les témoignages des crimes nazis, dirigés contre les Juifs et de leur ampleur. L’idée d’un tel livre revient à Albert Einstein qui devait le préfacer. Documentation recueillie était conçue au départ comme témoignage immédiat pour l’histoire, mais aussi comme preuve de crimes allemands. L’équipe dirigée par Ehrenbourg et Grossman travailla avec des survivants, le travail de mise en forme a été achevé vers la fin de la guerre. En 1944 les auteurs ont pu publier quelques extraits dans un recueil en yiddish et dans la revue Znamia en russe. Les documents collectés par cette commission furent utilisés pendant le procès de Nuremberg où Ehrenbourg se trouvait en tant que correspondant et Vassili Grossman et Avrom Sutzkever en tant que témoins.
Épreuves cachées
En 1948 la version complète (plus de 1100 pages !) était déjà prête pour être éditée, après moult corrections (les autorités soviétiques voulaient surtout expurger les passages décrivant la participation des populations locales dans la persécution de Juifs), finalement la publication fut interdite. Alors les châssis de composition et les rouleaux d’imprimerie du Livre noir furent détruits, on confisqua les premières épreuves et des témoignages manuscrits, déposés dans les archives du CAJ. Par miracle un jeu d’épreuves est resté chez Vassili Grossman. On y trouvait même l’inscription suivante : « Épreuves corrigées, bon à tirer, le 14.6.47 » ; suivie d’une signature illisible. Grossmann a fait cacher ces épreuves chez des amis où elles sont restées plus de quarante ans. Entre temps les deux écrivains étaient morts et on croyait que le Livre Noir était perdu pour toujours. Pourtant Irina a trouvé après la mort de son père dans ses archives plusieurs chemises avec des documents se rapportant au Livre Noir ; craignant une perquisition de la part du KGB, elle les a fait aussi cacher en un lieu sûr. Dans les années 1970 les épreuves cachées par Grossman étaient remises à Irina, les dépositaires se sont rendu compte qu’elle serait la personne la plus qualifiée pour sauvegarder, voire pour publier le Livre Noir. En 1980 elle réussit effectivement à envoyer en Israël la majeure partie de ces documents. C’est d’après ce jeu d’épreuves, sauvé par miracle que les éditions du Livre Noir et ses nombreuses traductions ont pu paraître à partir des années 1990. En Russie même Le Livre noir ne sera publié qu’en 2010. Actuellement les archives d’Ehrenbourg, suivant ses dernières volontés, se trouvent au Mémorial Yad Vashem qui publie au fur et à mesure des volumes sur l’histoire de la communauté juive d’Union Soviétique.
« La lutte contre les cosmopolites ».
Déjà pendant la guerre cette activité d’Ehrenbourg ne plaisait pas aux officiels soviétiques qui refusaient pendant des décennies de reconnaître la réalité de la Shoah. Il sera rappelé à l’ordre encore avant la fin des hostilités : le 14 avril 1945 dans le journal Pravda paraît l’article sous le titre Le camarade Ehrenbourg simplifie, dans lequel il est accusé de répandre la haine envers le peuple allemand et de s’intéresser trop au sort des Juifs des régions occupées. Était-ce le premier signe du proche anéantissement du Comité Antifasciste Juif ? À partir de 1948 les Juifs de l’Union Soviétique vont vivre une période tragique, marquée par une violente politique antisémite du gouvernement. Officiellement cela s’appelait : « La lutte contre les cosmopolites ». Quelques dates et quelques noms vont symboliser ces années. Le 13 janvier 1948 à Minsk sera assassiné Solomon Mikhoels, le président du CAJ. Cet assassinat sera maquillé en accident de circulation et, comble du cynisme, Mikhoels aura droit à des obsèques grandioses ! Dans les semaines et les mois suivants les arrestations s’enchainent à un rythme effréné parmi les intellectuels juifs, surtout dans de grandes villes comme Moscou, Leningrad, Kiev, Minsk, Kharkov et aussi au Birobidjan, dans la Région autonome juive. On arrête des écrivains, des poètes, des ingénieurs, des médecins, des savants. Ils seront accusés d’espionnage et de haute trahison. Il y aura plusieurs procès, avec des peines très lourdes. Il est intéressant d’ajouter un autre détail : cette persécution eut lieu juste après la reconnaissance d’Israël par des instances internationales et l’Union Soviétique appuya la création du nouvel État. En septembre 1948 le premier ambassadeur d’Israël en Union Soviétique présenta ses lettres de créances. C’était Golda Meyerson, qui bientôt changera de nom en Golda Meir. Quand elle vint à la grande synagogue de Moscou pour la fête de Rosh Ha-Shana, elle fut accueillie par des milliers de personnes. (Les témoins avancent le chiffre de 40 000). Au Kremlin pendant une réception officielle elle bavarda très amicalement en yiddish avec la femme de Molotov, Paulina Jemtchoujina. Quelques semaines plus tard celle-ci sera arrêtée pour les mêmes raisons que les artistes et les intellectuels du Comité Antifasciste Juif. Les membres emprisonnés du CAJ furent jugés du 8 mai au 18 juillet 1952. Treize accusés furent condamnés à mort et exécutés secrètement le 12 août 1952. Cette nuit sera appelée « La nuit des poètes assassinés »[2].
« Antisémitisme ? Pas en URSS ! »
Pendant cette période Ehrenbourg n’a pas été arrêté. Parmi les membres actifs du CAJ il était, avec Vassili Grossman, l’un des rares survivants. Il a même pu faire plusieurs voyages à l’étranger et démentait publiquement l’existence de l’antisémitisme en URSS. Ses œuvres paraissaient régulièrement et avaient de gros tirages. Pour son roman La tempête où à travers les destins croisés de plusieurs personnages, il décrit les événements d’avant-guerre et pendant la guerre en France, en Union Soviétique, en Allemagne il avait reçu pour la deuxième fois le prix Staline. Il était député du Conseil Suprême et recevait des distinctions officielles. Mais il était plus que quiconque conscient de la dérive antisémite du régime soviétique. En tant que député il recevait dans ces années beaucoup de lettres de Juifs soviétiques qui lui signalaient les conduites antisémites des autorités. Il essayait dans la mesure du possible de les aider en privé, mais n’intervenait pas publiquement. Seulement au début de l’année 1953, quand commence l’affaire des « blouses blanches », il va exprimer son désaccord. Je me permets de revenir sur cette grave affaire d’État qui fit comprendre définitivement aux Juifs soviétiques qu’ils étaient des parias dans le pays qu’ils considéraient être leur patrie.
L’affaire des blouses blanches
Le 13 janvier 1953, un article paraissait dans la Pravda sous le titre « Sous le masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux ». Il dénonçait un « complot d’un groupe de neuf médecins », dont six furent Juifs. On les accusait d’avoir empoisonné Andreï Jdanov, mort en 1948 et Alexandre Chtcherbakov mort en 1945. Selon les mêmes sources, ces médecins furent au moment de leur arrestation sur le point d’assassiner d’autres importantes personnalités soviétiques. Parmi eux se trouvait le médecin personnel de Staline, Vladimir Vinogradov ainsi que le général Miron Vovsi, le médecin-chef de l’Armée rouge, tous les deux très respectés par la profession. (Miron Vovsi était un cousin de Solomon Mikhoels, le président du Comité juif antifasciste, assassiné en 1948). De nombreux Juifs, médecins, pharmaciens, infirmières furent accusés d’avoir participé au complot et furent arrêtés. Pour commencer il y eut 37 personnes arrêtées, mais le chiffre s’éleva rapidement à plusieurs centaines. Dans des hôpitaux des patients hystériques refusaient d’être soignés par des Juifs. Une femme médecin, Lidia Timachouk, obtint même une haute décoration officielle pour cette dénonciation. Simultanément, une violente campagne antisémite se mit en place en Union Soviétique et les autorités forçaient plusieurs personnalités d’origine juive à signer des lettres publiques, stigmatisant « les médecins traîtres à la Patrie». En ce qui concerne Ehrenbourg il refusa de signer de telles missives, en espérant que cette fois encore le sort sera clément avec lui. Par contre en Occident plusieurs partis communistes dont le Parti communiste français, emboitèrent le pas aux camarades soviétiques, en devenant pour eux la courroie de transmission de la haine.
Comment expliquer encore une fois cette mansuétude de Staline envers Ehrenbourg ? Selon sa fille Irina, il était trop connu en Occident, son arrestation serait très mal vue par ses nombreux amis, surtout en France. Il est vrai qu’à l’époque les communistes français étaient très influents, il y avait parmi eux des amis proches d’Ehrenbourg, comme Picasso ou Aragon. Effectivement le pouvoir avait tout intérêt à garder Ehrenbourg en vie. Il était utile !
La mort de Staline, le 5 mars 1953 arrêta très rapidement l’affaire « des blouses blanches ». Déjà le 4 avril 1953 toujours la même Pravda publia un communiqué, reconnaissant que l’affaire était montée de toutes pièces et que les aveux étaient obtenus sous tortures. Les médecins arrêtés étaient libérés dans la nuit et ont pu reprendre immédiatement toutes leurs fonctions. Mais pas tous, deux de neuf personnes, cités dans l’article de la Pravda, étaient mortes en prison …
Le dégel
Le 5 mars 1953 marquera une nouvelle période dans la vie et l’œuvre d’Ehrenbourg. Le titre de son roman Le dégel (1954) servit à définir les dix ans du pouvoir de Nikita Khroutchev. Ilya Ehrenbourg devient alors un symbole d’un intellectuel libéral et pro-occidental. Il va s’atteler à la publication de ses mémoires « Les hommes, les années, la vie » (1960-65). Leur parution dans la revue Novyï Mir va durer plusieurs années. Grâce à Ehrenbourg et malgré la censure tatillonne, des Soviétiques purent se réapproprier leur héritage culturel, car il citait des noms des artistes interdits depuis les purges et les procès de l’ère stalinienne. Ossip Mandelstam, Isaac Babel, Marina Tsvetaieva, Anna Akhmatova sont revenus vers leurs lecteurs. Dans des bibliothèques des lecteurs attendaient pendant des mois la possibilité de lire ses mémoires et pourtant la revue Novyï Mir avait à l’époque des tirages immenses.
Ilya Ehrenbourg est mort à Moscou le 31 aout 1967. Plusieurs milliers de personnes, venues à son enterrement, voulaient exprimer leur gratitude et leur peine. AS♦
* Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-Geneviève de Versailles.
[1] Il s’agissait de la région occidentale, à l’exclusion de grandes villes, de l’Empire russe où les Juifs étaient obligés de résider entre 1791 et 1917. Un nombre réduit de Juifs aura l’autorisation de quitter cette zone.
[2] La liste de treize personnalités assassinées est la suivante : Leib Kvitko, David Hofshtein, Itzik Feffer , Peretz Markish, David Bergelson, Veniamine Zouskine, Solomon Lozovsky, Boris Shimeliovich, Emilia Teoumina, Yossif Youzefovitch, Ilya Vatenberg, LéonTalmi, TchaykaVatenberg-Ostrovskaïa. Parmi eux les cinq premiers furent effectivement des gens de lettres, les autres furent des journalistes, des traducteurs et des personnalités politiques.
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Isaac Babel (1894-1940)
Par Ada Shlaen[1]
Odessa
Nous avons tous des villes qui nous font rêver : Venise, Paris, Londres, New-York … Pour moi Odessa était toujours une ville mythique et familière à la fois. Familière et presque familiale car ma grand-mère maternelle était née là-bas. Mythique car auréolée par la fameuse scène de l’escalier du « Potemkine » et par les noms de mes écrivains préférés, originaires d’Odessa ou qui y ont habité. Évidemment depuis de longues années, Isaac Babel y figurait parmi les premiers.
Enfin en août 2011 j’y ai fait mon premier séjour. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai eu beaucoup de chance de voir cette ville avant le début des hostilités entre les Russes et les Ukrainiens. Ce conflit endeuilla pour longtemps Odessa à cause du tragique incendie du 2 mai 2014 à la Maison des Syndicats, avec sa quarantaine de victimes.
Mais en été 2011 Odessa restait encore fidèle à son image traditionnelle d’une ville gaie et vivante. Quelques jours après mon arrivée il y avait un week-end dédié à la musique yiddish, quand l’artère principale Derebassovskaïa, résonnait d’airs klezmer, ensuite a débuté le festival théâtral, suivi de peu par une décade poétique consacrée à Alexandre Pouchkine qui avait vécu là, au bord de la Mer Noire, plusieurs années heureuses.
Cette période a connu son apogée le 4 septembre, quand dans le centre même de la ville, au croisement des rues Richelevskaïa et Joukovskaïa a eu lieu l’inauguration du beau monument d’Isaac Babel en présence de la fille de l’écrivain et de son petit-fils ainsi que de nombreux officiels ukrainiens et russes.
Enfin, Odessa rendait justice à cet écrivain qui, peut-être mieux que quiconque, a su décrire les soubresauts de la vie politique en Russie du début du XXème siècle et qui était un chantre infatigable de sa ville natale et du quartier très pittoresque de la Moldavanka avec ses nombreux habitants juifs.
Isaac Babel est né le 13 juillet 1894 dans une famille d’un commerçant juif assez modeste car la famille habitait précisément le quartier de la Moldavanka, assez éloigné des rues élégantes du centre, et du bel escalier immortalisé par Sergueï Eisenstein dans le film Le Cuirassé Potemkine. Peu de temps après sa naissance, la famille a déménagé pour Nikolaïev, une petite ville à une centaine kilomètres d’Odessa, pour y revenir au bout de quelques années. Les affaires du père semblaient aller mieux et la famille a pu s’installer dans un respectable immeuble de la rue Richelevskaïa, où, des décennies plus tard, sera dressé le monument de l’écrivain.
Comme dans la plupart des familles juives on demandait aux enfants de bien travailler à l’école. D’ailleurs Isaac ne posait pas de problèmes, il a toujours été un très bon élève, apprenant volontiers toutes les matières scolaires, ainsi que le violon, le yiddish et le Talmud. Il consacrait beaucoup de temps à l’étude du français qu’il parlait couramment déjà adolescent. Plus tard il citait Flaubert et Maupassant comme ses écrivains préférés et des modèles inégalables. D’après ses proches, il avait même commencé à écrire en français, mais a préféré détruire ces premiers essais littéraires.
Pogrom
Mais dans l’Empire tsariste du début du XXème siècle, le fait d’être juif créait des obstacles à son travail scolaire. A plusieurs reprises, il était devenu victime du numerus clausus et n’était pas accepté dans la classe supérieure malgré ses excellentes notes. Heureusement, son père pouvait lui payer des cours particuliers et Isaac par rapport aux autres élèves avait un niveau scolaire bien supérieur. Probablement, sa révolte contre le régime tsariste et son engagement politique ultérieur en faveur des bolchéviques, ont des racines dans son enfance. D’ailleurs, même si à Odessa la vie de Juifs a été un peu plus facile que dans les autres régions de l’Empire, les Juifs ont y été aussi confronté à la violence, à l’injustice.
Par exemple en 1905 un pogrom a frappé Odessa. Plus tard, cet événement fera l’objet d’une nouvelle, parmi les plus poignantes de Babel, Histoire de mon pigeonnier. Le garçon revient chez lui après avoir acheté des pigeons, dont il rêvait depuis si longtemps, et se trouve confronté à un pogrom qui sévit dans son quartier. La maison familiale vient d’être dévastée, l’oncle a été tué. Or la police n’a rien fait et ne fera rien, les pogromistes ont été protégés. Aujourd’hui, quand, dans la Russie post-soviétique, il existe une vraie idéalisation du temps d’avant la révolution de 1917, il suffit de lire cette nouvelle pour voir une tout autre vision, sûrement plus proche de la réalité, basée sur le vécu du jeune Babel.
Maxime Gorki
Après le lycée, probablement sur l’insistance de son père, il s’est inscrit à l’Institut Supérieur de Commerce, tout d’abord à Odessa, ensuite à Kiev. Ces études ne l’intéressaient que peu, mais en bon élève, il obtiendra son diplôme en 1917. Ce séjour à Kiev est important à double titre : en 1913 il publie son premier récit « Le vieux Shloïmé » et il fait connaissance avec Eugénie Gronfaïn, fille d’un riche entrepreneur qui deviendra sa femme en 1919.
Le début de la guerre 1914 ne semble pas affecter la vie de Babel. Il se peut même que ces temps troublés lui donnent une liberté qu’il n’avait pas auparavant. En 1915 il se rend à Petrograd où il s’inscrit à la faculté de Droit, il a même était admis directement en quatrième année ce qui confirme son bon niveau de connaissance académiques. A vrai dire cette inscription n’était qu’une ruse pour obtenir le droit de séjourner à Petrograd où en tant que Juif, il n’avait pas droit de résider. Mais il rêve de se lancer dans la littérature et il pense que dans la capitale il pourra se faire connaître plus facilement.
Tout d’abord ses tentatives ne sont pas couronnées de succès. Mais à la fin de 1916 il est remarqué par Maxime Gorki qui joue un rôle primordial dans la vie littéraire russe de l’époque. Gorki publie ses premiers récits, mais lui conseille « de courir le monde », de sortir de son univers livresque pour affronter la vie réelle. Babel a été toujours reconnaissant à l’écrivain de ce conseil qu’il suivit avec ardeur. De son côté Gorki a toujours soutenu Babel et plus tard, après la prise du pouvoir par les bolchéviques lui a évité beaucoup de problèmes.
Babel va courir le monde pendant sept ans de 1917 à 1924. Il se trouve que cette période correspond à des événements extrêmement tragiques pour la Russie.
Il a été soldat sur le front roumain, a travaillé au Commissariat du Peuple à l’Éducation, a pris part aux expéditions de réquisition de nourriture en 1918 a participé à la guerre civile et surtout à la campagne de Pologne dans la Première Armée de cavalerie de Boudienny en 1920, a travaillé comme journaliste à Odessa, à Petrograd à Tiflis et dans bien d’autres lieux. Dans sa Biographie il affirme : « Je n’ai appris qu’en 1923 à exprimer mes idées de façon claire et pas trop longue. C’est alors que je me suis remis à écrire.»
Quelques œuvres principales
Dans les années 1923-1924 paraissent plusieurs récits qui feront partie de deux œuvres principales de Babel : La cavalerie rouge et Les récits d’Odessa. Le jeune auteur a tout de suite été reconnu comme un écrivain brillant, en pleine maitrise de son art. Ses premiers recueils connaissent un énorme succès en URSS et en Occident, sont rapidement épuisés malgré les tirages conséquents.
Mais l’adhésion des lecteurs ne signifie pas dans la Russie soviétique l’acquiescement des dirigeants politiques. Dès ses débuts Babel est stigmatisé pour son « antipathie pour la classe ouvrière », « le naturalisme » et « ses présentations des bas-fonds d’Odessa ».
Le recueil La cavalerie rouge regroupe les textes dans lesquels Babel raconte sa participation à la campagne de Pologne de 1920 comme correspondant de guerre. Avec les sentiments mêlés d’horreur et d’admiration, il peint des soldats de l’Armée Rouge, valeureux mais violents et incultes. Ils ont accepté la révolution, ils soutiennent la pouvoir bolchévique or leur compréhension des notions politiques, telles que le communisme reste très vague. Ces descriptions ont déplu à Boudienny qui a dirigé cette campagne. Il a attaqué violement l’écrivain, exigeant pour lui les répressions les plus sévères. Le maréchal voulait voir ses cavaliers tels qu’ils étaient censés d’être : nobles, animés d’un esprit révolutionnaire, irréprochables dans leur comportement. Or le livre les présente différemment, à côté de l’héroïsme il y a aussi l’inculture, les violences, les meurtres, les viols, l’antisémitisme, la haine des intellectuels. . Cette fois-ci Babel sera défendu par Gorki qui avait un poids suffisant dans la hiérarchie soviétique pour lui éviter des pires ennuis.
L’antisémitisme omniprésent dans ses œuvres
Nous sentons aussi que le narrateur est tiraillé entre ses convictions politiques et son identité juive. Ce conflit est explicité dans la nouvelle intitulée Guedali. Guedali, le juif du shtetl, propose au narrateur de participer à une « Internationale des gens de cœur ». « La révolution, nous lui dirons oui, mais faut-il que nous disions non au shabbat ? » lui-demande-t-il.
Babel a fait preuve de la même maîtrise artistique dans son deuxième recueil, intitulé Les récits d’Odessa. Il a peint sa ville natale dans les années qui précèdent ou suivent de peu la Révolution d’Octobre, quand la vie des bandits, des contrebandiers, de petits artisans et commerçants était encore présentée d’une manière romantique dont témoigne le folklore urbain. Ce monde juif s’organise comme il peut, avec ses propres règles. Parmi tous ces héros se détache le personnage de Benia Krik, un chef de bande talentueux qui présente un Juif capable de résister, d’affronter les dangers, de vaincre l’adversité, ce qui motive même l’admiration de l’auteur. Il n’est pas un simple voyou car il a du cœur et surtout, l’honneur et une éthique. A ce titre il est respectable. Mais même Benia Krik est condamné dans la réalité soviétique. Et en 1926 dans un film, tourné d’après Les récits d’Odessa, Babel le fera mourir car il n’y a pas d’avenir pour ce personnage dans la société nouvelle.
Tout au long de ses récits, Babel montre la force récurrente de l’antisémitisme qui pose pour les Juifs russes la question : comment vivre dans un tel contexte ? Plier ou se révolter ? Pour Babel, comme pour bien d’autres intellectuels juifs, la solution sera la Révolution. Il se mettra donc à son service. Ce choix aura presque toujours des conséquences tragiques.
Dans ces deux recueils Babel apparaît comme maître d’un récit court, laconique et précis. Au fil des années la langue de l’écrivain devient de plus en plus précise et épurée. Ses personnages sont présentés aux moments cruciaux qui dénudent leurs traits spécifiques. Mais ces années correspondent en Union Soviétique à l’instauration du « réalisme socialiste » et Babel est pris à parti à plusieurs reprises par des dirigeants politiques et des critiques littéraires, très puissants à l’époque. Il est obligé de se défendre mais pour dans les années 20 et au début des années 30 les menaces directes semblaient écartées.
Il travaille beaucoup en élargissant ses activités. En 1926 il participe à l’édition des traductions de Sholem Aleykhem, écrit des scenarii pour Sergueï Eisenstein, envisage une œuvre sur la collectivisation, traduit beaucoup en mettant au profit sa connaissance du français et du yiddish.
Cette notoriété le pousse probablement à ne pas quitter définitivement l’Union Soviétique tandis que sa mère et sa sœur décident d’émigrer en Belgique après la mort du père intervenue en 1924. L’année suivante sa femme s’installe en France où bientôt sa fille Nathalie (1929-2005) verra le jour. Nathalie grandira sans son père, mais deviendra sa grande admiratrice. Des années plus tard, devenue une éminente spécialiste de la littérature russe, elle participera à la publication des œuvres de son père en anglais. Or Isaac Babel, tout en passant beaucoup de temps en Occident, ne veut pas quitter la Russie. Il a bien dit un jour : « Je suis un écrivain russe. Si je ne vivais pas dans le peuple russe, je cesserais d’être un écrivain, je serais comme un poisson hors de l’eau ».
Il faut dire aussi que cette vie entre plusieurs pays va influencer sa vie personnelle, en la rendant très mouvementée. On lui connait alors plusieurs liaisons, y compris avec Eugénie Feigenberg, native comme lui d’Odessa, traductrice alors à l’ambassade soviétique de Berlin. Avec le temps elle deviendra l’épouse de Iejov, à l’époque le chef tout puissant du NKVD.
Dans les toutes dernières années de sa vie, après le refus définitif de sa femme de revenir en Union Soviétique, il décide de divorcer et épouse sa dernière compagne Antonina Pirojkova. De ce mariage naîtra en 1937 sa fille Lydia qui en 2011 a assisté à l’inauguration de son monument à Odessa.
Pour des intellectuels soviétiques, les années 30 commencent sous des sombres présages. Pour des écrivains la date fatidique sera le 14 avril 1930 quand Vladimir Maïakovski qui jusqu’à présent était le soutien le plus fidèle du régime se suicide. Au même moment après la lutte très âpre pour le pouvoir au sein du parti bolchévique, le vainqueur Joseph Staline va commencer l’élimination physique de ses adversaires. Cet affrontement sanglant va entrainer des millions de victimes.
Babel sent venir ce changement radical, mais au début il se réfugie dans le silence. Au premier congrès des écrivains soviétiques qui va se tenir à Moscou du 17 août 1934 au 1 septembre, en présence des nombreux délégués étrangers dont André Malraux, Paul Nizan, Louis Aragon et bien d’autres, Babel se permet ces paroles ironiques : « Je suis devenu un maître du genre nouveau, celui du silence ».
Déjà en 1934 les arrestations de plus en plus massives commencent. Beaucoup des relations, des connaissances de Babel sont arrêtées, exécutées ou disparaissent au Goulag. Le pic de cette période de terreur laquelle porte en russe le nom de « iejovchina » a lieu en 1937, car elle a été préparée par Nikolaï Iejov, à l’époque chef du NKVD et le mari d’Eugénie Feigenberg.
Terreur
Le destin semble tendre à Babel l’ultime avertissement en 1935, quand il effectue un séjour en France, en participant au Congrès antifasciste des écrivains, organisé par André Malraux. C’était pour lui la dernière occasion de sauver sa vie qu’il n’a pas saisi. Il décide de rentrer à Moscou …
Or en Union Soviétique la terreur s’accélère, les bourreaux d’hier deviennent le lendemain des victimes. En octobre 1938 la femme d’Iejov se suicide et en avril 1939 Nikolaï Iejov est arrêté à son tour. Pendant sa détention, probablement sous tortures, il dénonce beaucoup de personnes et entre autres, Isaac Babel qui était pendant un moment proche de sa femme. Le 15 mai 1939 Babel est arrêté à son tour. On saisit alors beaucoup de manuscrit et des lettres qui n’ont jamais été retrouvés. Il restera en prison pendant huit longs mois. Torturé il « avouera ses crimes » : espionnage au profit de la France, de la Belgique … on l’accusera même d’avoir été l’informateur d’André Malraux. Son procès secret aura lieu le 26 janvier 1940, il durera une vingtaine de minutes et Babel aura droit à quelques mots que sa fille Nathalie retrouvera dans son dossier, consulté des années plus tard, après la chute de l’URSS. Il a dit alors : « Je suis innocent. Je n’ai jamais été un espion. Je n’ai jamais agi contre l’Union Soviétique. J’étais forcé à formuler des fausses accusations contre moi-même et contre les autres personnes ». Il sera fusillé le lendemain, le 27 janvier 1940.Mais on informe ses proches qu’il est mort en détention le 17 mars 1941. Ses cendres reposent dans une fosse commune du monastère Donskoï de Moscou où on a enterré des milliers de victimes des persécutions des années 30 et 40.
L’oubli
Pendant une quinzaine d’années le nom de Babel disparait de l’histoire de la littérature russe. Seulement après la mort de Staline (1953) et le XXème congrès (1956), lorsque Babel sera officiellement réhabilité, les lecteurs pourront retrouver les textes du grand écrivain dont certains sont posthumes.
Au début, dans les années 50, son nom fut timidement mentionné dans les textes de ses amis comme Constantin Paoustovski ou Ilya Ehrenbourg. Parfois on procède aux coupures quand, par exemple, il mentionne les noms interdits jusqu’à 1991 comme Trotski ou Toukhatchevski. Ses premières œuvres complètes verront jour en Russie seulement en 2006.
Les lecteurs en Occident et tout particulièrement en France, auront plus de chance. Les nouvelles de Babel ont commencé à être traduites encore de son vivant ; certaines œuvres, comme La cavalerie rouge existent même en trois versions. Ses pièces Le Crépuscule et Maria sont présentées assez souvent en France. Depuis 2012 les Œuvres complètes de Babel, sont sorties dans les éditions Le Bruit du temps dans la traduction de Sophie Benech.
Je ne peux que vous conseiller de les lire ! AS♦
[1] Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-Geneviève de Versailles.
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