Les Pasternak, quelle famille…!
Dans l’histoire des arts et des sciences, il est toujours intéressant d’étudier les familles célèbres qui s’étendent sur plusieurs générations : les Bach, les Renoir, les Curie, les Dumas… Leurs talents s’expliquent-ils par la génétique ou plutôt par l’éducation ? Pour étoffer mon propos, je vais présenter l’exemple d’une telle dynastie qui mérite d’être connue : les Pasternak.
Supposons donc que vous entendez ce nom de famille. A qui penserez-vous en premier ? Quel prénom accolerez-vous à ce nom ? Quelles images, quelle musique évoque-t-il ? Je parie que de nombreux lecteurs penseront à « Boris », en se souvenant de son célèbre roman, Le Docteur Jivago, et son prix Nobel en 1958, ce qui a provoqué un regain de tension entre l’Union Soviétique et l’Occident. Certaines personnes se mettront peut-être à fredonner la Chanson de Lara, rendue si populaire par le film éponyme, tourné par David Lean en 1965, et qui fait partie des plus prisés dans l’histoire de la cinématographie mondiale[1]. Mais cette fois-ci, un autre Pasternak va nous occuper ; il s’agit de Léonid (1862-1945) qui n’est autre que le père du poète et romancier Boris. D’ailleurs quand on parle des Pasternak, il faudrait aussi évoquer Rosalia (la femme de Léonid) qui fut une remarquable pianiste, et on pourrait même signaler les trois autres enfants du couple, Alexandre, Lydia et Joséphine, bien brillants dans leurs domaines.
Léonid Pasternak était un éminent peintre et dessinateur dont les œuvres sont présentes dans des grands musées, et pourtant son nom est souvent ignoré du grand public ; il est surtout très apprécié des spécialistes et des amateurs de la peinture russe. Il faut aussi indiquer que ses tableaux, et particulièrement ses dessins, abordent fréquemment la thématique juive. Mais dans son cas, la gloire du fils a probablement joué en défaveur du père.
Il est né le 22 mars 1862 à Odessa dans une famille juive, où de génération en génération, on répétait, sans trop y croire, qu’elle descendait de la célèbre lignée des Abrabanel[2], illustrée par plusieurs savants et penseurs dès le XVe siècle. Mais il s’agit probablement d’une légende familiale, car le nom « Pasternak », comme ceux de nombreux Juifs d’Europe centrale et orientale, atteste une origine fort modeste : il désigne un légume, le panais. A la naissance, on lui donna trois prénoms : Aaron-Yitskhok-Leïb, ce dernier fut rapidement russifié en « Léonid » pour être utilisé aussi bien dans la vie privée que publique.
Le père de Léonid, Joseph, tenait une auberge, située avantageusement aux portes d’Odessa[3] qui était alors une grande cité cosmopolite au bord de la Mer Noire, et où les Juifs avaient une meilleure situation que leurs coreligionnaires de la zone de résidence. Avec ses six enfants, la famille était nombreuse, et pendant plusieurs années leurs conditions de vie étaient assez précaires. Mais avec le temps, Joseph put consolider ses revenus, et les deux cadets, Léonid et Anna en profitèrent pour faire leurs études secondaires et universitaires. Joseph voyait déjà son fils cadet se lancer dans une brillante carrière d’avocat ou de médecin.
Mais Leonid, dès son plus jeune âge, voulait être peintre. Enfant, il dessinait déjà avec des morceaux de charbon sur du carton ou des panneaux de contre-plaqué. A six ans il obtient sa première commande de la part du gardien, qui souhaitait avoir chez lui quelques scènes de chasse. « Le commanditaire » a payé cinq kopecks pour chaque tableau, et il les a accrochés sur les murs de sa loge. Dans ses mémoires, Leonid, par gratitude, l’a appelé « mon Lorenzo Medici ». Plus tard il exécutera volontiers des enseignes pour des clients de son père. Étudiant, il travaillait comme illustrateur pour la presse locale, riche de plusieurs titres, et arrivait ainsi à assurer une certaine indépendance financière.
En voulant concilier le souhait de ses parents et ses propres désirs, Léonid commença par suivre des formations parallèles. Encore lycéen, il fréquentait les cours d’une école de dessin, puis, après l’obtention du baccalauréat en 1881, il s’inscrit à la Faculté de Médecine de Moscou. Mais rebuté par l’obligation d’effectuer des dissections, il bifurqua vers la faculté de droit d’Odessa où il obtint sa licence en 1885.
Une telle démarche dut satisfaire son père qui ne protesta nullement lorsque Leonid décida d’approfondir sa formation de peintre. Déjà en 1882, il souhaitait d’entrer à l’École des Beaux-Arts de Moscou, mais la seule place vacante de la promotion fut attribuée à la fille aînée de Léon Tolstoï, Tatiana. N’ayant pas de moyens suffisants pour aller à Paris, il décide alors de partir pour Munich où pendant deux ans il suit des cours à l’Académie royale de Bavière, ne revenant à Odessa que pour passer ses examens de droit. Il termina ses études à Munich la même année, 1885, en obtenant la médaille d’or.
Droit ou peinture ?
Ainsi il avait en poche sa licence de droit, mais penchait de plus en plus pour une carrière, bien précaire, de peintre. Heureusement, plusieurs événements favorables lui firent définitivement abandonner l’idée de s’engager dans une carrière juridique.
En 1889 sa première grande toile fut retenue pour le salon annuel des Ambulants[4]. En Russie c’était une vraie consécration pour un artiste de vingt-sept ans ! Ce tableau, intitulé Une lettre du pays, était inspiré par l’année du service militaire obligatoire qu’il venait d’accomplir. Pasternak y peint une chambrée dans une caserne. Nous voyons trois jeunes soldats, l’un d’eux lit à ses camarades une lettre qu’il vient de recevoir. Leurs visages sont nostalgiques : visiblement ils se sentent mal à l’aise, arrachés à leur sol natal et leur existence naturelle. Le jeune peintre, discrètement, mais sans ambiguïté, nous fait sentir la contrainte que l’État exerce sur ces paysans. Cette œuvre fut immédiatement achetée par le collectionneur Pavel Tretiakov pour sa fameuse galerie. Le choix du sujet et sa présentation s’inscrivent bien dans l’esthétique des Ambulants. Mais ce tableau, même s’il a rencontré un franc succès, était pour le peintre comme un adieu à ses maîtres, car il était déjà en train d’évoluer et se sentait séduit par d’autres formes, notamment celles des impressionnistes français. Contrairement aux Ambulants qui affectionnaient des scènes historiques, des représentations des serfs peinant dans des champs et des artisans modestes, Pasternak va privilégier les images d’intérieur et les portraits, où, grâce à l’éclairage artificiel, il crée une atmosphère d’intimité. De cette manière il affrontera les problèmes de la technique picturale, d’où sa préférence pour le pastel et l’utilisation d’un colorant fluide mêlé à la gouache[5]. Très rapidement il s’attacha aux dessins d’après nature, ce qui fait de lui un maître du portrait.
Souvent il peignait ses propres enfants ; ces tableaux témoignent de l’atmosphère de tendresse et de cordialité qui régnait dans son foyer. De plus, ces portraits trouvaient toujours des acquéreurs, et les confrères, un peu jaloux, disaient que « Les enfants de Leonid faisaient vivre toute la famille ». Avec le temps il eut des modèles bien plus célèbres et laissa toute une galerie de ses contemporains illustres : Anton Rubinstein, Alexandre Skriabine, Maxime Gorki, Alfred Einstein, Rainer Maria Rilke et surtout Léon Tolstoï dont il deviendra très proche avec le temps.
Avec Tolstoï
Dans l’histoire de l’art russe, Leonid Pasternak a une place incontestable et originale d’illustrateur des romans du grand écrivain. Tout d’abord il travailla à une édition de Guerre et Paix et en 1900. Il avait assuré, en collaboration étroite avec l’écrivain, la présentation graphique de la première édition de Résurrection. Leur association eut lieu dans des circonstances très particulières ; Tolstoï écrivait ce roman depuis plusieurs années et n’arrivait pas à l’achever. Or en 1900 il décida de le terminer très rapidement pour financer le déménagement au Canada de la secte de Doukhobors[6], persécutés par le pouvoir tsariste. Tolstoï se sentait alors proche d’eux, prônait le même refus des structures étatiques, ce qui d’ailleurs provoquera son excommunication en 1901. Le peintre fut invité dans l’ancestral domaine d’Iasnaïa Poliana pour prendre connaissance de l’œuvre encore en chantier. Il prépara et retoucha ses illustrations selon les indications de Tolstoï qui souvent exprimait des regrets d’avoir connu Leonid si tard. Cette œuvre graphique, inséparable du texte de la Résurrection, fit rejaillir sur le peintre la gloire de l’écrivain. Les dessins furent présentés en 1900 dans le pavillon russe de l’Exposition universelle de Paris où Leonid reçut la médaille d’or. À partir de cette période, il devient un familier des Tolstoï, dessine souvent l’écrivain ainsi que les membres de sa famille et de son entourage. Au musée Tolstoï de Moscou on peut voir plus de 200 de ses œuvres, y compris l’ultime portrait, dessiné juste après la mort de l’écrivain. Lorsque dans la nuit du 27 au 28 octobre 1910, Tolstoï, âgé de 82 ans, s’était enfui de sa propriété à la recherche de la vie plus paisible et loin des honneurs, il tomba malade et on le fit descendre du train dans la petite gare d’Astapovo. Il y mourra une semaine plus tard ; la femme de Tolstoï demanda alors à Leonid de venir pour le dessiner sur son lit de mort.
L’année 1889 qui apporta au jeune peintre cette première consécration, fut aussi essentielle dans sa vie personnelle. Le 14 février, quelques jours avant l’ouverture du Salon des Ambulants où son tableau sera exposé, il épouse une jeune pianiste Rosalia Kaufman qu’il avait connue chez un ami cinq ans auparavant. Les deux jeunes gens se sont plu dès cette première rencontre, mais ils semblaient effrayés à l’idée d’avoir à sacrifier leurs carrières à la vie familiale. Or, la bonne réception de son premier tableau aida Leonid à surmonter ses hésitations et ainsi le couple décida de se marier après cinq ans de fiançailles. Plus tard Leonid disait d’ailleurs que Rosalia était comme sa bonne étoile qui lui portait la chance dans tout ce qu’il entreprenait.
Rosalia, née en 1867, venait d’avoir vingt-deux ans. Elle aussi était originaire d’Odessa où son père dirigeait une fabrique d’eau gazeuse, très prospère dans cette région plutôt aride. Elle était pianiste, une vraie wunderkind[7]; à douze ans son jeu émerveilla le grand virtuose Anton Rubinstein qui, après un concert, la donna en exemple aux musiciens de son orchestre, si réputé. Adolescente, elle faisait déjà des tournées en Russie et en Europe, à dix-neuf ans elle enseignait à l’École impériale de musique d’Odessa, filiale du Conservatoire de Saint-Pétersbourg.
Pour dire la vérité, le mariage exigeait davantage de sacrifices à Rosalia qu’à Leonid. Sa carrière, si brillamment commencée, fut interrompue pour de longues années. Elle continuait à donner des concerts privés qui avaient toujours énormément de succès, mais il n’était plus question pour elle de faire des tournées, surtout après la naissance de leurs quatre enfants.
Le jeune couple s’installa à Moscou en louant un modeste appartement dans un quartier périphérique[8]. Leurs premières années n’étaient pas faciles, les problèmes d’argent étaient fréquents, et Rosalia revenait souvent à Odessa avec leur premier-né Boris[9] pour oublier un peu les soucis de la vie quotidienne auxquels elle n’était pas très bien préparée, venant d’une famille aisée.
Pendant que sa femme était à Odessa, Leonid travaillait d’arrache-pied à Moscou. Il était un collaborateur régulier des périodiques illustrés de Moscou et il avait fondé avec un collègue une école privée d’arts graphiques. À son retour Rosalia avait décidé de donner des leçons de piano pour améliorer le budget familial. Son fils Boris devint aussi son élève, il faillit d’ailleurs devenir compositeur et d’après tous les témoignages il était très doué ! Pendant son adolescence et sa prime jeunesse sa vocation ne faisait aucun doute ![10]
Mais à partir de 1894, grâce à la notoriété apportée à Leonid par ses premiers tableaux, et surtout grâce à sa réputation d’excellent dessinateur, il put obtenir la stabilité d’un emploi régulier en tant que professeur de dessin à l’École de peinture de Moscou ; son salaire était encore modeste, mais le poste comportait un avantage appréciable : un logement de fonction au centre même de Moscou. Cette nomination fut d’autant plus inattendue que, dans l’Empire russe, les Juifs n’avaient pas le droit d’occuper des emplois dans la Fonction publique, notamment dans l’enseignement. On leur demandait alors une conversion, même formelle. Or le prince Lvov, directeur de l’École, n’avait jamais exigé de Leonid une telle démarche. Dans ses Mémoires Leonid revient sur cet épisode: Je me hâtai d’exprimer au prince Lvov ma joie sincère et ma reconnaissance pour cette invitation flatteuse. Cependant je lui fis remarquer que mes origines juives seraient sans doute un obstacle insurmontable. Je n’étais pas lié au rituel juif traditionnel mais, croyant profondément en Dieu, je ne me serais jamais permis de songer à un baptême à des fins intéressés.
On peut considérer que l’obtention de ce poste inaugura une période heureuse pour Leonid Pasternak. Il put enfin se consacrer entièrement à son art, tout en offrant aux siens une vie aisée : l’emploi permanent d’une nourrice, d’une bonne d’enfant, d’une cuisinière et d’une femme de ménage était alors considéré comme une chose allant de soi.
Il partageait son temps entre ses cours à l’École, sa peinture et les commandes, apportées par sa réputation croissante de portraitiste et de dessinateur. Rosalia donnait, à la grande joie de ses admirateurs, des concerts privés, que Léon Tolstoï, au sommet de sa gloire et qui n’aimait pas se montrer en public, venait volontiers écouter. Quand Leonid se rendait à Iasnaïa Poliana, Tolstoï tenait beaucoup à la présence de Rosalia qui interprétait pour l’écrivain ses compositeurs favoris : Bach, Haendel, Chopin. Leonid, qui se sentait toujours un peu fautif par rapport à sa femme, était ravi de cet accueil et il lui rendit justice dans ses Mémoires : Tolstoï aimait son jeu et souvent son exécution l’avait ému aux larmes. La musique et la peinture imprégnaient l’atmosphère de la maison des Pasternak !
En été ils avaient l’habitude de retourner à Odessa, surtout pour se plonger dans l’atmosphère accueillante, propre à cette grande cité du Sud ; à cette occasion les enfants du couple se rapprochaient de leurs cousins, ils découvraient aussi la mer et avaient même l’occasion d’entendre leurs grands-parents parler le yiddish. Malheureusement, ces vacances s’espacèrent (sans s’interrompre toutefois) avec la mort des anciens. Le dernier à partir fut Isidore, le père de Rosalia qui mourut en 1903.
En 1905 toute la famille est témoin des troubles qui présageaient déjà les événements tragiques de l’année 1917. C’était une longue année de désordres, déclenchés par la cuisante défaite de Port-Arthur face à la puissance japonaise naissante. À la fin de l’année, le pays fut paralysé par une grève générale. Le pouvoir finit par céder en accordant, par le manifeste du 30 octobre, une Constitution et la garantie des libertés publiques. Mais il était déjà trop tard. Une vague insurrectionnelle déferle sur le pays : à Moscou entre le 22 et le 31 décembre, des barricades s’élevent, à Odessa commence la mutinerie du cuirassé Potemkine, et toute la ville connaît une grande agitation. La sévère répression dirigée par Piotr Stolypine arrête ce mouvement social qui fut appelé «la répétition générale». Douze ans plus tard aura lieu le funeste spectacle final[11] !
Leonid Pasternak vit cette crise comme un cataclysme inévitable et, tout en ressentant une certaine sympathie pour ce mouvement révolutionnaire (comme une bonne partie des intellectuels russes), il sent un certain découragement. Étant témoin à Moscou de l’écrasement de l’insurrection et écœuré par la répression, il décide d’échapper à ces visions de cauchemar, en partant à l’étranger avec sa famille.
Il choisit l’Allemagne comme lieu de refuge, tant ce pays lui semblait alors sûr et familier. C’était effectivement le cas en 1906 et même des années plus tard, en 1921, quand il quittera définitivement la Russie après la révolution de 1917 et la guerre civile. Pour lui, ce choix semblait logique : sa femme et lui parlaient parfaitement l’allemand, il était connu parmi les peintres grâce aux années passées à Munich, obtenait de nombreuses commandes pour des portraits. Pouvait-il prévoir l’évolution tragique et néfaste de ce pays ?
Au bout d’un an la famille va revenir en Russie et reprendre, en apparence, le cours normal de leur vie. Mais pendant les dernières années de la monarchie, Leonid comme la plupart de ces contemporains, va vivre avec un lugubre pressentiment de la fin d’une époque, renforcé par la conscience de l’absurdité de la guerre, éclatée en 1914.
Durant ces dernières années de paix précaire, grâce à la fréquentation du poète Haïm Nahman Bialik, rencontré à Odessa en 1911, Leonid va se rapprocher de ses racines juives. Leur amitié ira en se renforçant aux cours des années, et il existe plusieurs portraits de Bialik peints par Pasternak. Il regrettait de ne pas pouvoir lire le poète en hébreu, et utilisait les traductions russes. Souvent ils parlaient de la place insuffisante des arts plastiques dans la société juive, en espérant voir des évolutions dans ce domaine.
Le 28 février 1917, les Russes pouvaient avoir l’impression d’un retour en arrière, mais cette fois-ci les événements prendront le cours tout différent. La capitale de l’Empire, après des semaines d’émeutes et de désordres provoqués par les pénuries et l’état de guerre, tomba sous l’influence des Soviets, dirigés par des ouvriers en grève et des soldats déserteurs. Le 3 mars, le tsar Nicolas II abdique : la monarchie s’écroule comme un château de cartes. Hélas ! Le gouvernement provisoire ne contrôlait pas la situation face aux « soviets de députés ouvriers, soldats et paysans » apparus depuis février. Les bolchéviques, avec Vladimir Lénine à leur tête, renforçaient de jour en jour leur influence. Le 7 novembre (d’après le calendrier grégorien)[12] les milices armées et les gardes rouges occupent tous les lieux stratégiques de Petrograd, y compris le Palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire. La province suit la capitale, les résistances étant très faibles, d’autant plus que le nouveau gouvernement donne immédiatement, par plusieurs décrets, satisfaction à ceux qui l’avient porté au pouvoir. On peut citer quelques lignes du Docteur Jivago : « Quelle magnifique chirurgie, s’exclama Iouri Jivago, en lisant ces décrets. Un, deux, trois, et on vous excise artistement les vieilles plaies fétides !»
Mais à partir de 1918, la Russie s’enfonce dans la guerre civile. Pendant plus de trois ans le pays est déchiré par des violences extrêmes. D’un côté les généraux de l’armée impériale (Koltchak, Ioudenitch, Denikine, Wrangel…) forment les armées blanches ; en face, Léon Trotski organisa une « Armée rouge » pour les combattre. Pour la population civile, ces trois ans signifiaient le retour à l’âge de pierre ; l’approvisionnement des villes n’était plus assuré, dans les appartements il n’y avait plus ni eau courante, ni chauffage, et la faim et les épidémies sévissaient.
La vie de l’intelligentsia russe devient alors très dure. Les persécutions, les arrestations, les emprisonnements sont de plus en plus fréquents. Il est vrai que le Commissaire du peuple à l’instruction, Anatole Lounatcharski, révolutionnaire et marxiste certes, mais un homme fin et cultivé ainsi que l’écrivain Maxime Gorki, arrivaient parfois à obtenir quelques mesures favorables pour adoucir l’existence des artistes. Ainsi en mai 1918 Leonid Pasternak fut engagé dans une « brigade de peintres », chargés d’exécuter les portraits des principaux dirigeants du parti bolchévique. Grâce à ce travail il put obtenir des rations supplémentaires. De cette manière Leonid exécuta les portraits de Lénine, Trotski, Kamenev et bien d’autres. Hélas ! Certaines de ces œuvres seront détruites lors de « grandes purges », quand de nombreux bolcheviques de première heure seront devenus des « ennemis du peuple ».
La fin de la guerre civile permet le retour à la vie plus ou moins normale. Les frontières s’ouvrent et de nombreux nouveaux citoyens soviétiques quittent le pays, certains pour toujours, d’autres pour un temps seulement. Berlin attire des artistes et des intellectuels. Rosalia et Leonid, durement éprouvés par la décennie de privations, partent aussitôt, toujours pour l’Allemagne. Leurs deux filles les accompagnent ; les fils restent en Union Soviétique, mais pendant quelques années ils pourront venir assez souvent voir les parents. Les époux garderont leur nationalité soviétique, car ils envisagent un retour dans un avenir indéterminé.
Le peintre retrouva en Allemagne les relations nouées lors de ses différents séjours. Après des débuts difficiles, il put organiser des expositions et obtint des commandes qui permettaient à la famille de vivre d’une manière indépendante. Les filles reprirent leurs études, Joséphine en philosophie et Lydia en biochimie. Rosalia donnait de temps en temps de concerts, bien accueillis par le public.
À Berlin Leonid retrouva le poète Haïm Bialik qui put à son tour quitter l’Union Soviétique grâce à l’aide de Gorki. En 1923 le peintre entreprit un voyage en Palestine où il put revoir encore une fois Bialik qui s’était installé entre temps à Tel-Aviv. De cette période datent des tableaux comme Le paysage de Palestine ou bien Le petit âne dans la chaleur.
Pendant son séjour à Berlin, Léonid fréquentait volontiers les personnalités du courant sioniste, tels Haïm Weizman ou Nahum Sokolov. Il participait au travail de la maison d’édition « Yavne » dont le siège principal se trouvait à Jérusalem. Il écrivit aussi l’essai Les motifs juifs dans l’œuvre de Rembrandt qui a été publié en 1923 à Berlin. Bialik qui souhaitait préfacer cet ouvrage y vit « un retour au judaïsme ». Or Leonid récusa cette interprétation, en écrivant à son ami : Vous avez tort, il n’y a pas de « retour », car je ne vous ai jamais quittés, j’ai toujours été avec vous. Seulement vous ne m’avez pas vu, pas cherché … ».
Dans ces années Leonid entama ses Mémoires où il consacra plusieurs pages à Tolstoï, le tirage de ce livre fut détruit par les nazis pendant les nombreux bûchers des années 1930. Les émigrés russes, si nombreux dans la ville, commencèrent alors à partir, l’exode s’accéléra avec la venue au pouvoir d’Hitler.
Léonid et les siens quitteront la ville seulement en 1938. Comme ils avaient gardé leurs passeports soviétiques, ils envisageaient très sérieusement le retour en Union Soviétique, mais le consulat tardait avec la délivrance des visas. Il faut dire que la vague de la grande purge atteignit l’ambassade ; entre 1930 et 1937 quatre ambassadeurs furent rappelés à Moscou, tous les quatre furent arrêtés et fusillés en 1937 et 1938. Personne ne voulait traiter leur dossier.
Évidemment, Boris Pasternak était prêt à les accueillir, il s’était même « débrouillé » pour louer à Peredelkino[13] une grande « datcha » de six pièces et un jardin dans le « village des écrivains ». Mais il ne les encouragea guère à retourner en URSS, pressentant toutes les difficultés qu’ils auraient à s’accoutumer à la vie soviétique. Pour finir, Leonid et Rosalia partent pour l’Angleterre où habitait déjà leur fille cadette Lydia qui avait épousé en 1935 un professeur d’Oxford. Joséphine, leur fille aînée et son mari purent aussi les rejoindre. Malheureusement le 23 août 1939, Rosalia mourut d’une crise cardiaque. Leonid s’éteindra le 31 mai 1945. En apprenant sa mort, son fils, très atteint, tenta d’écrire ses sentiments : J’avais envie de lui dire plus clairement et plus nettement quel bouleversant accompagnement je voyais toujours devant moi dans son talent stupéfiant, les miracles de son art, la facilité avec laquelle il travaillait, sa fantastique fécondité, sa vie riche, fièrement concentrée, réelle, vécue pour de bon pour atteindre une hauteur tragique rare ».
Nous ne pouvons que regretter la faible notoriété du premier représentant de la dynastie des Pasternak qui mérite toute notre attention. AS♦
Ada Shlaen, mabatim.info
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Ossip Mandelstam, poète russe
Traditionnellement les historiens de la littérature russe adoptent une périodisation avec les métaux précieux : l’or et l’argent. On parle ainsi du Siècle d’or, qui englobe la majeure partie du XIX siècle[1] et du Siècle d’argent, d’ailleurs bien court, car débutant à la fin du XIXe, il s’acheva tragiquement pendant la terreur stalinienne. Cette époque correspondait à l’essor remarquable de plusieurs domaines culturels : la littérature, le théâtre, la musique et les arts picturaux.
Les symbolistes russes[2] étaient les premiers à entrer dans ce nouveau siècle. Si on les compare aux symbolistes occidentaux, ils apparurent plus tardivement, mais leur mouvement avait, peut-être, plus d’originalité.
Au début du XXe les courants littéraires deviennent beaucoup plus nombreux : futuristes, acméistes, formalistes… Les spécialistes de littérature se délectent de cette abondance, mais les lecteurs retiennent surtout les noms sans s’attacher aux étiquettes.
Ossip Mandelstam[7] est né le 14 janvier 1891 à Varsovie (à l’époque la ville faisait partie de l’Empire russe) où son père, négociant en maroquinerie, était installé pendant quelques années. Sa situation matérielle était assez solide, il appartenait à la première guilde et comme tel, n’était pas astreint à la zone de résidence. La famille était originaire de Lituanie, le père du poète Chatsnel (Emile), est né en 1856 à Jagary, un shtetl situé près de la frontière avec la Lettonie, tandis que sa mère, née Flora Verblovska, vit le jour en 1866 à Vilna, la Jérusalem du Nord. Les Juifs de cette région étaient proches de la culture allemande et assez hostiles au monde russe, de plus, souvent ils se reconnaissaient dans les aspirations de la Haskala. Les grands-parents paternels verraient volontiers leur fils Chatsnel devenir rabbin. Ils l’envoient à Berlin dans une yeshiva, mais visiblement il n’avait pas la vocation pour des études de la Thorah.
Si on en juge par le chapitre le Chaos judaïque du Bruit du temps, les relations n’étaient pas faciles entre le père et le fils. Déjà tout jeune garçon, il est choqué par le langage paternel :
« Était-ce le russe d’un Juif polonais ? Non. La langue d’un Juif allemand ? – Non plus. Peut-être un accent particulier de Courlande ? Je n’ai en rien entendu de comparable. Une langue alambiquée et tordue d’autodidacte, où les mots concrets s’entrelaçaient avec les termes philosophiques de Herder, Leibnitz et Spinoza. Ses phrases à la syntaxe bizarre d’un talmudiste, étaient artificielles, inachevées… Mon père n’avait pas du tout de langue, c’était un bégaiement et une absence de langue ».
Ossip était beaucoup plus proche de sa mère, pianiste, grande lectrice qui était d’ailleurs une cousine du critique littéraire Semion Venguerov, très réputé à l’époque. Si Mandelstam n’aimait pas le parler paternel, dans sa mémoire, la voix de sa mère resta gravée :
« La langue de ma mère était le grand-russe littéraire, pur et sonore, sans la moindre addition étrangère avec des voyelles quelques peu élargies et trop ouvertes ; son vocabulaire était pauvre et concis, les tours de phrases étaient monotones, mais c’était une langue, et il y avait en elle quelque chose d’authentique et d’assuré. Ma mère aimait parler et appréciait les saveurs des racines du grand-russe. N’était-elle la première dans sa lignée à prononcer ces sons russes, purs et clairs ? »
Les Mandelstam quittent Varsovie en 1892 pour s’installer d’abord à Pavlovsk et ensuite à Saint-Pétersbourg. Pavlovsk, bâti dans le même style que la capitale impériale, est éloignée d’une trentaine kilomètres de la ville fondée par l’empereur Pierre le Grand en 1703. Il est important de noter cette influence de l’architecture classique qui entourait le futur poète dès son plus jeune âge. Il était toujours très sensible à l’harmonie des bâtiments, souvent évoqués dans ses poèmes. Ce n’est pas un hasard si son premier recueil porte le titre la Pierre.
À partir de 1897 les Mandelstam s’installent à Saint-Pétersbourg, dans le vieux quartier de Kolomna où se trouvait d’ailleurs la Grande Synagogue[8]. Deux ans plus tard, le 1 septembre 1899 le jeune Ossip rentra au Collège Tenichev, l’établissement privé, parmi les plus élitistes de la ville, qui avait un programme assez particulier avec les matières « pratiques » comme la comptabilité ou la géographie commerciale. Avec le décalage de quelques années, Vladimir Nabokov, né en 1899 dans une très riche famille d’aristocrates russes, fréquentera le même Collège Tenichev. Mandelstam n’était pas un mauvais élève, mais visiblement il avait fait son choix, en privilégiant les langues, l’histoire, la littérature. Il avait aussi de très bonnes notes (5/5) en mathématiques, géologie, cosmographie et en économie politique. En revanche, il atteignait juste la moyenne (3/5) en physique et comptabilité. Ainsi il ne pourra pas prétendre à la mention « excellent », pratiquement indispensable pour les élèves juifs lors de l’inscription à l’Université.
Pendant sa scolarité il écrivait déjà des poèmes, d’après la revue du collège. À la rentrée scolaire 1907, il récita le poème (malheureusement perdu) le Char. L’auteur de l’article loua le texte, mais blâma la diction peu claire du jeune poète.
Dans ces années qui suivaient la première révolution russe de 1905 et la défaite de la Russie dans la guerre contre le Japon, la jeunesse russe était très frondeuse. Mandelstam ne faisait pas l’exception et il adhéra en 1906 (il avait 15 ans !) au parti des socialistes-révolutionnaires.
À son retour en septembre 1908 il avait l’intention de s’inscrire à la Faculté de Lettres de Saint-Pétersbourg, mais pendant son absence, le tsar Nicolas II avait signé un décret qui limitait d’une manière drastique les inscriptions de Juifs, déjà difficiles auparavant. Mandelstam partit alors à Heidelberg où il passa deux trimestres en étudiant les langues romanes et la philosophie. Pendant cette période, il réussit à faire de courts voyages en Italie et en Suisse ; mais il n’avait pas les moyens de prolonger ces séjours.
Pour s’inscrire à l’Université de Pétersbourg, il s’était fait baptiser à l’Église méthodiste de Vyborg et effectivement, pendant plusieurs semestres, il fréquente avec assiduité les cours à la Faculté des Lettres. Il commence même des leçons de grec, qu’il n’a pas étudié au lycée, et la lecture d’Homère devient pour lui un événement fabuleux. Il avait une vraie passion pour le monde antique.
Enfin au printemps 1913 paraît son premier recueil à compte d’auteur, la Pierre qui réunissait les poèmes écrits dans les années 1909-1913 :
Дано мне тело – что мне делать с нимТаким единым и таким моим?Un corps m’est donné : qu’en ferais-je,Tellement unique et tellement mien ?За радость тихую дышать и жить,Кого, скажите, мне благодарить?Pour la douce joie de vivre et respirer,Dites-moi, qui en remercier ?Я и садовник, я же и цветок,В темнице мира я не одинокJardinier et fleur à la fois,Je ne suis pas seul au plus noir de l’Univers.На стёкла вечности уже легло,Моё дыхание, моё тепло.Et sur le verre de l’éternitéMon souffle, ma chaleur déjà sont déposés.Запечатлеется на нём узор,Неузнаваемый с недавних порSon empreinte difficile à déchiffrer,S’était fixée depuis peu de temps.Пускай мгновения стекает мутьУзора милого не зачеркнуть.Que l’instant s’envole avec la buéeLe dessin bien-aimé, rien ne peut l’effacer.
Il s’agit du poème d’un adolescent, écrit en 1909. Le monde décrit est bien concret, plein d’interrogations. On sent pourtant une joie de vivre, même s’il pressent aussi de multiples dangers auxquels il peut être confronté. Après avoir lu ces vers, le poète Georgi Ivanov note : J’ai senti au cœur le pincement d’envie. Pourquoi n’est-ce pas moi qui ai écrit cela ?
О, Европа, новая Эллада,Охраняй Акрополь и Пирей!O Europe, nouvelle Hellade,Veille sur l’Acropole et le Pirée !
Durant les années 1914-1917 il reste en Russie, circulant sans cesse entre Moscou et Saint-Pétersbourg, il devient un habitué des soirées littéraires, où des admirateurs fidèles l’acclamaient. Il fréquentait les cours à l’université, mais avec moins d’assiduité, et échouera à l’examen final. Il se rendit à plusieurs reprises en Crimée, enchanté de voir les traces de la civilisation grecque. Pendant l’un de ces séjours, il est averti par télégramme de la maladie de sa mère ; il a juste le temps d’arriver pour les obsèques.
Comme la plupart des intellectuels russes, et surtout en tant que Juif, il accueille favorablement la révolution de Février 1917, mais il était beaucoup plus critique au moment du coup d’État d’octobre. Rapidement, le pouvoir des bolcheviks lui apparaît comme la menace principale pour le pays :
И в декабре семнадцатого годаВсё потеряли мы, любяEn décembre mil neuf cent dix-septTout en aimant, nous avons tout perdu
Car en 1918, le gouvernement déclare la terreur comme la base de sa politique, les arrestations se multiplient parmi les opposants, suivies parfois par des exécutions. C’était le cas, en 1921, de Goumilev. Même la vie quotidienne devenait problématique. Les intellectuels étaient souvent traités de parasites sociaux et, comme tels, pouvaient être poursuivis par la Tcheka. Heureusement, Anatoli Lounatcharski[9], le Commissaire du Peuple à l’Instruction publique, qui connaissait et appréciait l’art moderne, protégeait souvent les artistes. Ainsi, Mandelstam obtient un poste au Commissariat mais doit quitter Saint-Pétersbourg en 1918 ; les bolchéviques abandonnent alors la capitale impériale pour Moscou, à cause de sa position plus centrale qui permettait d’organiser plus facilement la guerre contre les armées blanches. Toutes les administrations se replient sur Moscou déjà affamée, car toutes les ressources étaient destinées pour le front. La population civile vivait avec de maigres rations, distribuées très irrégulièrement. Dans cette situation, les habitants quittaient la ville dès que possible, en se dirigeant surtout vers l’Ouest (souvent avec l’idée d’émigrer) ou le Sud qui était mieux approvisionné. En mars 1919, Mandelstam part vers l’Ukraine, et en avril 1919, il rejoint Kiev où il rencontre Ilya Ehrenbourg, qui des années plus tard, évoquera cette rencontre dans ses mémoires.
Mais l’Ukraine est plongée à son tour dans la guerre civile, pendant laquelle les pogromes sont massifs. D’après les Mémoires d’Ehrenbourg, Mandelstam et lui-même s’enfuient de Kiev et se dirigent vers la Crimée. Un témoin de l’époque raconte : « Il travaillait avec son frère Alexandre dans les vignobles d’Otoussa pour se faire un peu d’argent. La chaleur empêchait de descendre jusqu’à la mer, et son unique chemise était noire de sueur. Et c’est à ce moment-là qu’il a composé ses vers sur la somptuosité de la vie vénitienne ». Il poussa jusqu’en Géorgie, dirigée alors par un gouvernement menchevique, mais le pays était menacé par les bolchéviques, d’ailleurs arrivés en 1921 ; Mandelstam décide alors de rentrer à Kiev, malgré une longue séparation, il souhaitait retrouver Nadejda, la jeune peintre de Kiev. Il la rejoint en 1921, et se marieront un an plus tard. Ils ne se quitteront plus.
Pendant les années du communisme de guerre (1918-1921), la situation matérielle en Russie était absolument catastrophique, on manquait de tout. Les usines de papier étaient à l’arrêt, l’impression des livres était pratiquement stoppée. Pour cette raison, son second recueil Tristia paraîtra à Berlin. À cause de son attitude de plus en plus hostile au régime, déjà dans les années 1920, les écrits de Mandelstam sont de plus en plus souvent interdits. Heureusement, il avait encore des défenseurs comme Lounatcharski ou Boukharine[10]. De temps en temps, on voyait son nom dans des « grosses revues », si caractéristiques pour la vie littéraire russe ; un recueil sous le titre les Vers paraît en 1925. Il pourra encore publier en 1928 son dernier livre avec le texte autobiographique le Bruit du temps, et le récit le Sceau Égyptien. De son vivant, ses autres textes ne paraissent que dans les revues ; souvent ils provoquent des critiques véhémentes. En 1933, le rédacteur en chef de la revue Zvezda, César Volpé, qui osa publier son Voyage en Arménie, est démis de ses fonctions le lendemain de la parution ; parallèlement, dans la Pravda paraît une attaque violente contre ce texte.
Au printemps 1933 lors d’un voyage en Ukraine dans la famille de sa femme, Mandelstam est le témoin oculaire des conséquences catastrophiques de la collectivisation. Il évoque dans ses vers la famine terrible qui sévit dans ce qui fut le grenier à blé de la Russie :
Природа своего не узнаёт лицаА тени страшные – Украины, КубаниLa nature ne reconnait plus ses propres traitsOmbres effrayantes de l’Ukraine, du Kouban …
Mais Mandelstam ira encore plus loin dans sa critique intransigeante des dirigeants bolchéviques, il sera clair et net, sans ambiguïté possible :
Мы живём под собою не чуя страны,Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,Наши речи за десять шагов не слышны,Nos paroles à dix pas n’atteignent plus l’ouïe,A где хватит на полразговорцаMais il suffit d’un demi-mot,Там припомнят кремлёвского горца.Pour évoquer le montagnard du Kremlin.Его толстые пальцы, как черви жирны,Ses doigts épais et gras tels des asticots,А слова, как пудовые гири, верны.Infaillibles ses mots pèsent comme des poids,Тараканьи смеются усища,Il porte une moustache de cafard,И сияют его голенища.Et ses grosses bottes brillent comme des phares.А вокруг его сброд тонкошеих вождейLa racaille des chefs aux cous fluets l’entoureОн играет услугами полулюдейEt lui se joue de ces sous-hommes,Кто свистит, кто мяучит, кто хнычетL’un siffle, l’autre miaule, un autre encore geint,Он один лишь бабачет и тычет. (…)Lui seul parle et pointe son doigt.Что ни казнь у него – малинаDe toute exécution il se fait une fête,И широкая грудь осетина.Et bombe son large poitrail d’Ossète.
Ce poème fut écrit à la fin de l’année 1933. Mandelstam eut peur de le noter, il l’apprit donc par cœur, comme d’ailleurs sa femme. Mais il le lut à quelques personnes jugées dignes de confiance. Par exemple à Boris Pasternak qui, épouvanté, lui dit : Vous ne m’avez rien lu et je n’ai rien entendu.
Le voyage, effectué sous escorte de trois soldats, dura cinq jours. Tcherdyn était une petite ville, où les déportés politiques étaient très nombreux. Nadejda commençait à s’interroger sur les possibilités de gagner leur vie, car en Union Soviétique les condamnés devaient trouver du travail par leurs propres moyens. Mais ils ne sont restés à Tcherdyn que quelques semaines, car à Moscou, Boris Pasternak et Boukharine continuaient leurs démarches en faveur de Mandelstam. Alors, le second miracle eut lieu. Staline ordonna de revoir toute l’affaire et téléphona même personnellement à Pasternak pour lui faire savoir que tout ira bien pour Mandelstam.
Il n’était pas question d’autoriser son retour à Moscou, ni d’ailleurs dans aucune grande agglomération, à l’époque au nombre de 12 sur le territoire de l’URSS. Il pouvait choisir une autre ville, hors de cette liste, alors il choisit Voronej, placé bien plus au sud, près de riches régions agricoles et surtout parce qu’il avait un bon ami originaire de cette ville, dont le père était médecin dans les services pénitenciers. Mandelstam décréta qu’une telle relation pourrait lui être utile.
Dans ses mémoires Nadejda parle de leur choc à l’arrivée : En 1934 Voronej était une ville sinistre où le pain manquait. Les paysans qui avaient fui les kolkhozes et d’anciens koulaks mendiaient dans la rue.
Mais peu à peu leur vie s’organisa, ils trouvèrent à se loger ; au début ils survivaient grâce à l’aide financière de Boris Pasternak et d’Anna Akhmatova ; plus tard, Mandelstam composera des émissions littéraires pour la radio locale, et il reçut aussi commande d’un livre sur l’histoire de Voronej. Nadejda alla à plusieurs reprises à Moscou, et obtint des commandes pour des traductions. Ils avaient de quoi payer leur omelette quotidienne, une boîte de sardines était un luxe inouï.
Et surtout il écrivait beaucoup, évidemment sans espoir d’être publié. Ses poèmes, réunis plus tard sous le titre les Cahiers de Voronej, forment un tiers de son œuvre poétique. Il les écrivait dans des cahiers d’écoliers, d’où les noms de ce cycle. Ossip et Nadejda allaient souvent aux concerts, assistaient aux répétitions ; il voulait même écrire un texte sur les liens entre la poésie et la musique.
Formellement, le 16 mai 1937, son exil devait prendre fin. Le couple regagne alors Moscou pour apprendre qu’ils ont perdu le droit d’y résider, et que leur appartement a été attribué à quelqu’un d’autre. Ils louent un modeste appartement en banlieue et commencent les démarches pour retrouver leurs droits. En avril 1938, un certain Stavski, le secrétaire de l’Union des Écrivains semble vouloir les aider. Il leur propose deux bons de séjour dans une maison de repos. C’était un endroit pittoresque, mais complètement coupé du monde, sans moyens de transports, la gare la plus proche étant à une dizaine de kilomètres. En réalité, il s’agissait d’un guet-apens : le 2 mai 1938 Mandelstam y était arrêté pour la deuxième fois, condamné quelques jours plus tard à cinq ans de travaux forcés pour activités contre-révolutionnaires.
Il passe tout l’été à la prison de Boutyrki et Nadejda réussit à lui faire parvenir quelques colis. Le 9 septembre 1938 elle est informée qu’il est parti de Moscou dans un convoi qui se dirigeait vers Vladivostok. Ce convoi arrivera au camp de transit le 12 octobre. Mandelstam devait penser que sa femme était aussi arrêtée, car son unique lettre, datée du 20 octobre, avait été adressée à son frère Alexandre : « Ma santé est très mauvaise. Je suis maigre et complétement épuisé, presque méconnaissable, je ne sais si cela vaut la peine d’envoyer des vêtements, de la nourriture et de l’argent. Vous pouvez essayer quand même… J’ai très froid sans les vêtements appropriés… Choura, écris-moi tout de suite des nouvelles de Nadia. Mes chéris, je vous embrasse. Ossia ».
Deux ans plus tard le frère d’Ossip Mandelstam, Aleksander est convoqué au Bureau de l’État civil où il a reçoit le certificat de décès en date du 27 décembre 1938, à l’âge de 47 ans.
On peut dire que Mandelstam mourut pour un crime de poésie dans un camp de concentration.
Sa vie est devenue un peu plus facile après la mort de Staline. Elle put revenir à Moscou, et faire parvenir en Occident les textes d’Ossip Mandelstam. Enfin, elle eut la joie immense de tenir entre ses mains le premier volume des Œuvres complètes, parues à New-York en 1967, suivi de trois autres. Elle réussit même, en 1973, à faire paraître en URSS un volume d’Ossip Mandelstam, chose impensable depuis des années 1930.
Mais Nadejda Mandelstam est aussi un auteur de mémoires, intitulés Contre tout espoir, dans lesquels elle analyse avec une rare force et intelligence les mécanismes des régimes totalitaires.
Avant sa mort elle fait don de toutes ses archives à l’Université de Princeton, elle ne souhaitait pas les laisser en Union Soviétique.
Elle est morte le 29 décembre 1980 à Moscou, presque jour pour jour avec Ossip. AS♦
Ada Shlaen, mabatim.info
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